Only one report was missing from the collective post on our travel to Lemberg/Lwów: that of Catherine Darley, whose four beautiful essays required a separate post of their own.
L’homme remonte la rue à grands pas comme échappé d’un tremblement de terre, une épaule plus haute que l’autre, le corps tordu par une douleur dans les jambes. Derrière lui, on referme les étals sur le marché de Drohobicz, des fruits abîmés jonchent le sol, des chiens fouillent dans les déchets entre les pavés disjoints. Des femmes replient des sacs en plastique mille fois utilisés déjà, pliés et dépliés, froissés et défroissés.
Drohobicz ne cache pas ses ruines, elle les étale avec l’orgueil de l’inconscience. La synagogue n’accueille plus que les oiseaux, le vent et la pluie, nul meuble étranger ne l’encombre plus, nul ne peut y entrer ; et seule une poulie suspendue devant l’obscurité la protège des derniers prédateurs.
Une cloche sonne les heures comme nous remontons la rue vers le sommet de Drohobicz.
Il y a des maisons, des rues, des places, des habitants. Un visage d’effroi qu’on affiche pourtant largement, Bandera. Une vieille femme qui mendie. Combien d’ imagination faudrait-il pour enchanter une telle ville ; combien d’insomnies pour construire du rêve avec ces façades éteintes.
Une cloche sonne les heures à l’église voisine, le soleil s’est couché déjà et des vols de corbeaux tournent au-dessus de la place, un homme sort de la boulangerie, une épaule plus haute que l’autre, des bretelles noires sur sa chemise à carreaux noirs et blancs, il porte devant lui un grand pain comme il tiendrait un enfant mort, ses pas le portent là où le SS Günther a tué le Juif du SS Landau de deux balles dans la tête parce que l’autre lui avait tué le sien. Petite vengeance entre amis.
Des nuages, les arbres noirs du parc là derrière, l’odeur du pain chaud et des centaines de corbeaux qui crient dans le ciel.
Une femme balaye au coin d’une rue.
Dans les villes, j’ai toujours aimé la poussière, celle dans laquelle on laisse la trace de son passage, celle aussi qui recouvre et cache et dérobe. J’aime le gris qui souligne le stuc des façades ; j’aime le plâtre qui s’écaille ; j’aime la brique qui se débarrasse de son enduit ; j’aime les statues qui ont perdu leurs bras et dont le regard fixe le vide. J’aime les vides, les palissades qui barrent le chemin là où on voudrait aller. On voudrait marcher droit mais à chaque instant les pieds butent sur de petits cailloux, sur un amas de débris, ils tournent en dedans en dehors comme si là, en cet endroit même, entre les pierres, dans les fissures de la chaussée, s’était ouverte une autre rue que nous ne savons pas voir mais qui a été là et, parfois, palpite et nous fait signe. Un fragment de seconde, la ville nous saisit aux chevilles et nous fait vaciller. Apparaît alors une ville familière et inconnue, inscrite dans la poussière du temps.
Des heures durant, une femme balaye.
Lvov est un labyrinthe qui cache son jeu et je m’y suis perdue.
Le plan de la ville semble d’une régularité exemplaire, un somptueux quadrillage comme les aimait la Renaissance, tracé à partir de la place du marché avec son beffroi central. De ce quadrillage, les rues dessinées au XIXe siècle s’écartent en étoile vers les faubourgs comme un éventail qui s’ouvre et ses referme sur le voyageur. Du cœur de la ville à sa périphérie, du monde baroque au monde art nouveau, les façades affichent autant de stucs, les toits suivent autant de courbes parfaites, les couleurs s’accordent sans erreur, chaque maison joue sa propre variation sur quelques simples thèmes. Chaque rue est ainsi à la fois multiple et unique. Pourtant, d’un quadrilatère à l’autre, des mondes différents se sont côtoyés, fréquentés, jalousés, attaqués – Allemands, Polonais, Ukrainiens, Arméniens, Juifs. Ils ont construit et parfois clôturé chacun leur espace, marqué d’inscriptions dans la pierre ou de mots peints sur les murs comme autant de signes cabalistiques d’un territoire partagé. Et il suffit d’un instant d’inattention, de tourner un coin de rue ou de pousser une porte et d’enfiler un couloir obscur, de passer d’une cour à l’autre pour être happé par le labyrinthe et se perdre.
J’ai marché moi aussi, j’ai mis mes pas dans les traces, j’ai suivi les flèches, j’ai monté les escaliers et suivi les coursives mais toujours je n’ai entendu, au milieu de tous ces parlers étranges qu’il me fallait affronter et où je me suis perdue, comme seul écho dans mes pensées, que la voix de Prospero sur le point de prendre congé de son île.
You do look, my son, in a moved sort,
As if you were dismay’d: be cheerful, sir.
Our revels now are ended. These our actors,
As I foretold you, were all spirits and
Are melted into air, into thin air:
And, like the baseless fabric of this vision,
The cloud-capp'd towers, the gorgeous palaces,
The solemn temples, the great globe itself,
Ye all which it inherit, shall dissolve
And, like this insubstantial pageant faded,
Leave not a rack behind. We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep.
Mon fils, vous avez l’air ému,
Comme si vous étiez alarmé… Rassurez-vous, seigneur.
Nos divertissements sont finis. Nos acteurs,
Je vous en ai prévenu, étaient tous des esprits ; ils
Se sont fondus en air, en air subtil.
De même que l’édifice sans base de cette vision,
Les tours coiffées de nuées, les magnifiques palais,
Les temples solennels, ce globe immense lui-même,
Et tout ce qu’il contient, se dissoudront,
Sans laisser plus de vapeur que la fête immatérielle
Qui vient de s’évanouir ! Nous sommes de l’étoffe
Dont sont faits les rêves, et notre petite vie
Est enveloppée de sommeil
Dans le jour qui se lève, je regarde la ville de ma fenêtre. Lvov enveloppée dans le sommeil reste silencieuse, juste bercée de quart d’heure en quart d’heure par le carillon d’une église. Que reste-t-il vraiment des palais et des tours, des temples solennels, quand ceux qui les ont bâtis, qui y ont travaillé, élevé des enfants, inventé des objets, imprimé des livres, résolu des problèmes, en ont disparu ? Des mondes se sont côtoyés — Allemands, Polonais, Ukrainiens, Arméniens, Juifs — et chacun d’eux s’est évanoui en esprits qui hantent les lieux, quand leurs corps ont été massacrés, déportés, déplacés. Et ceux qui habitent aujourd’hui ces lieux et le font vivre n’en sont que des hôtes récents — eux aussi, sans doute, des déplacés.
Nous avons passé tant d’heures dans Lvov à traverser cours et rues et places, à écouter ces histoires et à évoquer les esprits, à tirer les fils de l’étoffe des rêves, cherchant des traces entre les pierres là où le temps a fini par créer comme un Pompéi de Galicie.
Là fut la synagogue. De ce vide aujourd’hui un enfant s’échappe. Des herbes folles et un arbre plein de fruits occupent l’espace.
Il y eut autrefois une rivière dans cette ville mais elle aussi a disparu – certes, pour une fois, la guerre n’y est pour rien. La Poltva qui traçait une boucle autour de la vieille ville a été recouverte au début du XXe siècle pour être plantée d’une promenade, un vaste mail qu’on imagine avec son kiosque à musique et ses élégantes en robes longues et en chapeaux. Mais une rivière n’est pas seulement faite de fraîcheur et de reflets, de courants et de bancs de sable. Elle donne son sens à une ville, elle indique la rive droite et la rive gauche, elle renvoie aux points cardinaux, elle rappelle la direction de la mer et celle des montagnes. Son effacement signe le labyrinthe : une ville sans fil d’Ariane — ou presque.
Au milieu de nulle part, une ville vers laquelle nulle route ne mène. Une ville qui accumule dômes, pinacles et clochers. On la contourne, on la cherche, on s’en détourne pour mieux la rejoindre, elle qui se dérobe alors qu’on la voit de loin dans la plaine.
Passée la porte de la ville, une place démesurée où faire évoluer des milliers de soldats en temps de guerre. Une place démesurée où installer des centaines d’étals de marchands venus de centaines de kilomètres à la ronde ; en temps de paix. Une place assez vaste pour accueillir et mêler Ukrainiens, Juifs et Polonais, Turcs et Arméniens. C’est une ville aux marches d’un royaume, une ville pour assurer son pouvoir, une ville qui fut résidence royale au temps de Jan Sobieski, au XVIIe siècle.
C’est aussi une ville d’églises, chacun la sienne, où l’on s’en va le dimanche en habits soignés.
Des enfants aux visages graves dans leurs vêtements blancs sortent sous la pluie pour un détour hors du regard des fidèles, pressés par le prêtre qui les suit.
Il ne manque qu’elle dans un cet univers multiple : derrière des palissades, la synagogue est comme une rose fanée, ses murs n’entourent que le vide laissé par l’explosion qui l’a soufflée en 1943. Un temps, il y eut ici un chantier, on a repris les plâtres, rebouché les fissures, avant de tout arrêter. Un chat jaune s’éloigne vers les containers rouillés qui encombrent le pré comme autant de sarcophages abandonnés.
Une vieille passe, un marchand de légumes attend. La pluie revient doucement. Je vais par les rues.
Comment se perdre dans Jovkva quand toutes les rues reviennent sur une unique place ? Où se perdre dans ce vide ? Comment vivent-ils, ceux de Jovkva, comment vivent-elles ces jeunes filles endimanchées qui mènent leurs enfants à la pâtisserie après la messe et comment vivent-elles celles qui restent sur leur balcon à attendre l’heure de passer à table ?
Un vieux m’arrête. Tant de mots échangés, tant de bribes de vie en quelques minutes. Une main aux doigts coupés, une phalange ici, deux phalanges là, qui se pose et se repose sur moi, qui me saisit le bras à chaque question, à chacun des mots que je ne comprends pas. Des noms, des âges, des lieux, Napoléon et Jules Verne qui a voyagé autour du monde sans quitter Nantes. Une vie qu’on dessine dans la pluie sur la carrosserie d’une voiture : une carte avec l’Ukraine comme un grand cercle. Sur le cercle, un point pour Lvov et un pour Odessa et un troisième à côté pour le petit village où il est né. En Crimée ? Non, pour la Crimée il dessine un autre cercle, tout petit, comme une île en dessous d’Odessa. Bien, le troisième point est près de Kherson, « Tu es allée à Kherson ? »
Arrive son ami au visage de lune, une bouche sans dents qui croasse dans une langue encore différente. Commence alors entre eux comme un moment de théâtre, tout en gestes et en grimaces, en balancements de tout le corps, une pantomime presque napolitaine coupée d’éclats de voix inarticulées qui se répondent. Tellement ivres déjà ce dimanche matin.
Je m’éloigne, décidément il pleut.
Dès qu’on arrive à l’est de l’Europe, mettons une fois passé le Bug, on rencontre au coin des rues, sous les voitures ou derrière les camions, couchés dans ces débris qui s’amoncellent aux portes des maisons, ces chiens noir et feu, bas sur pattes, aux oreilles démesurées et au regard intelligent qui vous regardent approcher avec patience, encore que prêts à se sauver si nécessaire au premier geste hostile.
Malgré certaines petites différences locales, il semble bien qu’ils appartiennent tous à la même race. Pour autant, les spécialistes débattent encore de l’origine exacte de ce chien qu’ils nomment parfois Terrier des Carpathes (voir ci-dessus), Terrier des Balkans, Terrier du Caucase ou souvent plus simplement Terrier des Rues ou Terrier des Cours. Bien que tout à fait pacifiques et attachés aux hommes, ces chiens seraient arrivés en Europe au IVe ou Ve siècle avec l’invasion des Huns : ils s’agirait donc à proprement parler de Terriers Huns ou Hunnies dans la langue familière. Dans le Caucase, cette origine reste controversée puisque les Huns n’ont à aucun moment traversé la région dans leur pérégrination vers l’Ouest. En revanche, de proches parents de ces chiens huns y seraient sans doute parvenus via la Perse à la suite des Turcomans et des Mongols. Guillaume de Rubrouck, de passage à Karakorum en 1254, parle de ces bêtes qui, durant le jour, couraient entre les pattes des chevaux et, la nuit, dormaient sur leur croupe si la chevauchée se poursuivait. Dans certains groupes mongols et turcomans, l’importance de ces chiens n’est pas négligeable : aux côtés du clan du Mouton noir, parmi les Turcomans, il y aurait eu ainsi celui du Chien noir et les lances de leurs guerriers auraient porté des peaux de chiens noirs et feu. Cette information est toutefois à prendre avec précaution, le passage des mémoires de Babur où il évoque ce clan est d’une attribution discutable et semble l’ajout postérieur d’un auteur dont le turc chaghatai est très altéré par l’influence moghole.
Toujours est-il qu’aujourd’hui ces chiens, quoique fortement indépendants, vivent en général dans les rues, mais à faible distance des hommes et leur sont très liés. Certains sont capables d’ailleurs de sentiments plus élevés que bien des hommes, comme celui-ci, à Drohobicz, qui depuis tant d’années attend face à la route de la forêt que vienne le fiacre noir qui ramènera Bruno Schulz dans la ville.
D’autres, comme ce jeune Terrier des Carpathes, ne semblent prêter aux hommes, aux femmes, à leurs mouvements et à leurs aventures qu’un intérêt certes constant mais non dénué d’amusement.
Les hommes le lui rendent bien.
Dans les rues de Drohobicz
L’homme remonte la rue à grands pas comme échappé d’un tremblement de terre, une épaule plus haute que l’autre, le corps tordu par une douleur dans les jambes. Derrière lui, on referme les étals sur le marché de Drohobicz, des fruits abîmés jonchent le sol, des chiens fouillent dans les déchets entre les pavés disjoints. Des femmes replient des sacs en plastique mille fois utilisés déjà, pliés et dépliés, froissés et défroissés.
Drohobicz ne cache pas ses ruines, elle les étale avec l’orgueil de l’inconscience. La synagogue n’accueille plus que les oiseaux, le vent et la pluie, nul meuble étranger ne l’encombre plus, nul ne peut y entrer ; et seule une poulie suspendue devant l’obscurité la protège des derniers prédateurs.
Une cloche sonne les heures comme nous remontons la rue vers le sommet de Drohobicz.
Il y a des maisons, des rues, des places, des habitants. Un visage d’effroi qu’on affiche pourtant largement, Bandera. Une vieille femme qui mendie. Combien d’ imagination faudrait-il pour enchanter une telle ville ; combien d’insomnies pour construire du rêve avec ces façades éteintes.
Une cloche sonne les heures à l’église voisine, le soleil s’est couché déjà et des vols de corbeaux tournent au-dessus de la place, un homme sort de la boulangerie, une épaule plus haute que l’autre, des bretelles noires sur sa chemise à carreaux noirs et blancs, il porte devant lui un grand pain comme il tiendrait un enfant mort, ses pas le portent là où le SS Günther a tué le Juif du SS Landau de deux balles dans la tête parce que l’autre lui avait tué le sien. Petite vengeance entre amis.
Des nuages, les arbres noirs du parc là derrière, l’odeur du pain chaud et des centaines de corbeaux qui crient dans le ciel.
Une femme balaye au coin d’une rue.
Dans les villes, j’ai toujours aimé la poussière, celle dans laquelle on laisse la trace de son passage, celle aussi qui recouvre et cache et dérobe. J’aime le gris qui souligne le stuc des façades ; j’aime le plâtre qui s’écaille ; j’aime la brique qui se débarrasse de son enduit ; j’aime les statues qui ont perdu leurs bras et dont le regard fixe le vide. J’aime les vides, les palissades qui barrent le chemin là où on voudrait aller. On voudrait marcher droit mais à chaque instant les pieds butent sur de petits cailloux, sur un amas de débris, ils tournent en dedans en dehors comme si là, en cet endroit même, entre les pierres, dans les fissures de la chaussée, s’était ouverte une autre rue que nous ne savons pas voir mais qui a été là et, parfois, palpite et nous fait signe. Un fragment de seconde, la ville nous saisit aux chevilles et nous fait vaciller. Apparaît alors une ville familière et inconnue, inscrite dans la poussière du temps.
Des heures durant, une femme balaye.
Par les rues de Lvov
Lvov est un labyrinthe qui cache son jeu et je m’y suis perdue.
Le plan de la ville semble d’une régularité exemplaire, un somptueux quadrillage comme les aimait la Renaissance, tracé à partir de la place du marché avec son beffroi central. De ce quadrillage, les rues dessinées au XIXe siècle s’écartent en étoile vers les faubourgs comme un éventail qui s’ouvre et ses referme sur le voyageur. Du cœur de la ville à sa périphérie, du monde baroque au monde art nouveau, les façades affichent autant de stucs, les toits suivent autant de courbes parfaites, les couleurs s’accordent sans erreur, chaque maison joue sa propre variation sur quelques simples thèmes. Chaque rue est ainsi à la fois multiple et unique. Pourtant, d’un quadrilatère à l’autre, des mondes différents se sont côtoyés, fréquentés, jalousés, attaqués – Allemands, Polonais, Ukrainiens, Arméniens, Juifs. Ils ont construit et parfois clôturé chacun leur espace, marqué d’inscriptions dans la pierre ou de mots peints sur les murs comme autant de signes cabalistiques d’un territoire partagé. Et il suffit d’un instant d’inattention, de tourner un coin de rue ou de pousser une porte et d’enfiler un couloir obscur, de passer d’une cour à l’autre pour être happé par le labyrinthe et se perdre.
J’ai marché moi aussi, j’ai mis mes pas dans les traces, j’ai suivi les flèches, j’ai monté les escaliers et suivi les coursives mais toujours je n’ai entendu, au milieu de tous ces parlers étranges qu’il me fallait affronter et où je me suis perdue, comme seul écho dans mes pensées, que la voix de Prospero sur le point de prendre congé de son île.
You do look, my son, in a moved sort,
As if you were dismay’d: be cheerful, sir.
Our revels now are ended. These our actors,
As I foretold you, were all spirits and
Are melted into air, into thin air:
And, like the baseless fabric of this vision,
The cloud-capp'd towers, the gorgeous palaces,
The solemn temples, the great globe itself,
Ye all which it inherit, shall dissolve
And, like this insubstantial pageant faded,
Leave not a rack behind. We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep.
Mon fils, vous avez l’air ému,
Comme si vous étiez alarmé… Rassurez-vous, seigneur.
Nos divertissements sont finis. Nos acteurs,
Je vous en ai prévenu, étaient tous des esprits ; ils
Se sont fondus en air, en air subtil.
De même que l’édifice sans base de cette vision,
Les tours coiffées de nuées, les magnifiques palais,
Les temples solennels, ce globe immense lui-même,
Et tout ce qu’il contient, se dissoudront,
Sans laisser plus de vapeur que la fête immatérielle
Qui vient de s’évanouir ! Nous sommes de l’étoffe
Dont sont faits les rêves, et notre petite vie
Est enveloppée de sommeil
Dans le jour qui se lève, je regarde la ville de ma fenêtre. Lvov enveloppée dans le sommeil reste silencieuse, juste bercée de quart d’heure en quart d’heure par le carillon d’une église. Que reste-t-il vraiment des palais et des tours, des temples solennels, quand ceux qui les ont bâtis, qui y ont travaillé, élevé des enfants, inventé des objets, imprimé des livres, résolu des problèmes, en ont disparu ? Des mondes se sont côtoyés — Allemands, Polonais, Ukrainiens, Arméniens, Juifs — et chacun d’eux s’est évanoui en esprits qui hantent les lieux, quand leurs corps ont été massacrés, déportés, déplacés. Et ceux qui habitent aujourd’hui ces lieux et le font vivre n’en sont que des hôtes récents — eux aussi, sans doute, des déplacés.
Nous avons passé tant d’heures dans Lvov à traverser cours et rues et places, à écouter ces histoires et à évoquer les esprits, à tirer les fils de l’étoffe des rêves, cherchant des traces entre les pierres là où le temps a fini par créer comme un Pompéi de Galicie.
Là fut la synagogue. De ce vide aujourd’hui un enfant s’échappe. Des herbes folles et un arbre plein de fruits occupent l’espace.
Il y eut autrefois une rivière dans cette ville mais elle aussi a disparu – certes, pour une fois, la guerre n’y est pour rien. La Poltva qui traçait une boucle autour de la vieille ville a été recouverte au début du XXe siècle pour être plantée d’une promenade, un vaste mail qu’on imagine avec son kiosque à musique et ses élégantes en robes longues et en chapeaux. Mais une rivière n’est pas seulement faite de fraîcheur et de reflets, de courants et de bancs de sable. Elle donne son sens à une ville, elle indique la rive droite et la rive gauche, elle renvoie aux points cardinaux, elle rappelle la direction de la mer et celle des montagnes. Son effacement signe le labyrinthe : une ville sans fil d’Ariane — ou presque.
Jovkva
Au milieu de nulle part, une ville vers laquelle nulle route ne mène. Une ville qui accumule dômes, pinacles et clochers. On la contourne, on la cherche, on s’en détourne pour mieux la rejoindre, elle qui se dérobe alors qu’on la voit de loin dans la plaine.
Passée la porte de la ville, une place démesurée où faire évoluer des milliers de soldats en temps de guerre. Une place démesurée où installer des centaines d’étals de marchands venus de centaines de kilomètres à la ronde ; en temps de paix. Une place assez vaste pour accueillir et mêler Ukrainiens, Juifs et Polonais, Turcs et Arméniens. C’est une ville aux marches d’un royaume, une ville pour assurer son pouvoir, une ville qui fut résidence royale au temps de Jan Sobieski, au XVIIe siècle.
C’est aussi une ville d’églises, chacun la sienne, où l’on s’en va le dimanche en habits soignés.
Des enfants aux visages graves dans leurs vêtements blancs sortent sous la pluie pour un détour hors du regard des fidèles, pressés par le prêtre qui les suit.
Il ne manque qu’elle dans un cet univers multiple : derrière des palissades, la synagogue est comme une rose fanée, ses murs n’entourent que le vide laissé par l’explosion qui l’a soufflée en 1943. Un temps, il y eut ici un chantier, on a repris les plâtres, rebouché les fissures, avant de tout arrêter. Un chat jaune s’éloigne vers les containers rouillés qui encombrent le pré comme autant de sarcophages abandonnés.
Une vieille passe, un marchand de légumes attend. La pluie revient doucement. Je vais par les rues.
Comment se perdre dans Jovkva quand toutes les rues reviennent sur une unique place ? Où se perdre dans ce vide ? Comment vivent-ils, ceux de Jovkva, comment vivent-elles ces jeunes filles endimanchées qui mènent leurs enfants à la pâtisserie après la messe et comment vivent-elles celles qui restent sur leur balcon à attendre l’heure de passer à table ?
Un vieux m’arrête. Tant de mots échangés, tant de bribes de vie en quelques minutes. Une main aux doigts coupés, une phalange ici, deux phalanges là, qui se pose et se repose sur moi, qui me saisit le bras à chaque question, à chacun des mots que je ne comprends pas. Des noms, des âges, des lieux, Napoléon et Jules Verne qui a voyagé autour du monde sans quitter Nantes. Une vie qu’on dessine dans la pluie sur la carrosserie d’une voiture : une carte avec l’Ukraine comme un grand cercle. Sur le cercle, un point pour Lvov et un pour Odessa et un troisième à côté pour le petit village où il est né. En Crimée ? Non, pour la Crimée il dessine un autre cercle, tout petit, comme une île en dessous d’Odessa. Bien, le troisième point est près de Kherson, « Tu es allée à Kherson ? »
Arrive son ami au visage de lune, une bouche sans dents qui croasse dans une langue encore différente. Commence alors entre eux comme un moment de théâtre, tout en gestes et en grimaces, en balancements de tout le corps, une pantomime presque napolitaine coupée d’éclats de voix inarticulées qui se répondent. Tellement ivres déjà ce dimanche matin.
Je m’éloigne, décidément il pleut.
Chiens
Dès qu’on arrive à l’est de l’Europe, mettons une fois passé le Bug, on rencontre au coin des rues, sous les voitures ou derrière les camions, couchés dans ces débris qui s’amoncellent aux portes des maisons, ces chiens noir et feu, bas sur pattes, aux oreilles démesurées et au regard intelligent qui vous regardent approcher avec patience, encore que prêts à se sauver si nécessaire au premier geste hostile.
Malgré certaines petites différences locales, il semble bien qu’ils appartiennent tous à la même race. Pour autant, les spécialistes débattent encore de l’origine exacte de ce chien qu’ils nomment parfois Terrier des Carpathes (voir ci-dessus), Terrier des Balkans, Terrier du Caucase ou souvent plus simplement Terrier des Rues ou Terrier des Cours. Bien que tout à fait pacifiques et attachés aux hommes, ces chiens seraient arrivés en Europe au IVe ou Ve siècle avec l’invasion des Huns : ils s’agirait donc à proprement parler de Terriers Huns ou Hunnies dans la langue familière. Dans le Caucase, cette origine reste controversée puisque les Huns n’ont à aucun moment traversé la région dans leur pérégrination vers l’Ouest. En revanche, de proches parents de ces chiens huns y seraient sans doute parvenus via la Perse à la suite des Turcomans et des Mongols. Guillaume de Rubrouck, de passage à Karakorum en 1254, parle de ces bêtes qui, durant le jour, couraient entre les pattes des chevaux et, la nuit, dormaient sur leur croupe si la chevauchée se poursuivait. Dans certains groupes mongols et turcomans, l’importance de ces chiens n’est pas négligeable : aux côtés du clan du Mouton noir, parmi les Turcomans, il y aurait eu ainsi celui du Chien noir et les lances de leurs guerriers auraient porté des peaux de chiens noirs et feu. Cette information est toutefois à prendre avec précaution, le passage des mémoires de Babur où il évoque ce clan est d’une attribution discutable et semble l’ajout postérieur d’un auteur dont le turc chaghatai est très altéré par l’influence moghole.
Toujours est-il qu’aujourd’hui ces chiens, quoique fortement indépendants, vivent en général dans les rues, mais à faible distance des hommes et leur sont très liés. Certains sont capables d’ailleurs de sentiments plus élevés que bien des hommes, comme celui-ci, à Drohobicz, qui depuis tant d’années attend face à la route de la forêt que vienne le fiacre noir qui ramènera Bruno Schulz dans la ville.
D’autres, comme ce jeune Terrier des Carpathes, ne semblent prêter aux hommes, aux femmes, à leurs mouvements et à leurs aventures qu’un intérêt certes constant mais non dénué d’amusement.
Les hommes le lui rendent bien.
No hay comentarios:
Publicar un comentario
Blogger sometimes eats the messages. Before sending your comment, it is safer to copy it out, so you can send it again if necessary.