C’est l’image de la tache de soleil tombant de la camera obscura sur le sol de la Basilique San Petronio à Bologne qui m’a arrêtée.
Je n’avais jamais réfléchi jusqu’ici à la notion de méridien et encore moins à ces méridiens qu’on peut tracer en tout lieu à partir d’une tache de lumière, à midi.
Mais cette tache, je la connaissais — bien loin de Bologne.
Elle court, mois après mois, sur la grande méridienne de l’ancien hôtel Dieu de Tonnerre qu’avait fondé en 1293 Marguerite de Bourgogne, la veuve du roi de Sicile Charles d’Anjou.
La méridienne — qualifiée ici sans doute à tort de gnomon — mesure 17 m de long. Elle a été tracée dans l’ancienne salle des malades. Son « huit » étiré le long d’une ligne qui traverse toute la largeur de la salle est gravé dans les dalles du sol et indique l’heure du midi solaire vrai et l’heure du midi moyen.
Le bâtiment disposait en effet d’une très vaste nef, large de 18 mètres, longue de 90 et haute de 27, désaffectée de son usage d’hôpital depuis le milieu du XVIIe siècle. Après avoir obturé l’une des fenêtres gothiques de la grande salle pour ne laisser passer qu’un fin rayon de soleil, il fallut de nombreuses observations pour établir l’horizontalité du sol, tracer le méridien, reporter à droite ou à gauche de cet axe la position de la tache solaire au midi moyen suivant les données de l’équation du temps. Joseph de Lalande, astronome, encyclopédiste, directeur de l’Observatoire de Paris, membre de l’Académie des Sciences et futur créateur du Bureau des longitudes, se chargea des calculs et des vérifications : l’ensemble fut inauguré en octobre 1786.
Aux alentours de midi, le rayon de soleil passant par l’orifice percé dans une ancienne fenêtre du mur sud de la salle vient former une tache lumineuse au sol. Il est midi solaire lorsque le soleil passe au sud dans le plan du méridien. A ce moment, la tache lumineuse se trouve exactement sur la ligne droite nord-sud tracée au sol. Cette ligne est l’intersection du plan méridien et du plan horizontal.
La ligne droite du midi solaire vrai est entourée d’une ligne courbe en forme de 8 allongé indiquant le midi moyen. Elle intègre ainsi le décalage appelé équation du temps : lorsqu’il est midi moyen, la tache lumineuse est sur la courbe en huit qui se rapproche ou s’éloigne du mur suivant la hauteur apparente du soleil. L’hiver, la tache lumineuse coupe le méridien de plus en plus loin du point d’entrée — si loin que la salle n’était pas tout à fait assez large et qu’il a fallu creuser le mur opposé pour finir de tracer la courbe. Au contraire, l’été, la tache lumineuse est tout proche de son point d’entrée, au pied du mur sud. Ces deux points extrêmes correspondent aux solstices d’hiver et d’été. La droite qui les joint est orientée exactement sud-nord. Elle trace sur le sol la ligne du méridien local — le méridien de Tonnerre, donc.
La méridienne de Tonnerre traduit ainsi de façon immédiatement lisible une somme d’informations cosmographiques savantes pour les unes, dignes de l’époque des Lumières, et héritées de traditions anciennes pour d’autres : l’orientation du méridien (l’axe nord-sud), l’inclinaison de l’elliptique, le temps vrai, le temps moyen, les solstices et les équinoxes (quatre fois par an, temps vrai et temps moyen coïncident), les mois, les saisons, les solstices, les équinoxes ainsi que les signes astrologiques.
Mais comme cette méridienne a été tracée dans un bâtiment du XIIIe siècle et que, par pure distraction, je n’avais pas été très attentive au départ aux dates, j’avais commencé par chercher comment on calculait le temps au Moyen Âge — après tout, il y a aussi un très beau cadran solaire médiéval à l’extérieur de cet hôtel Dieu. Et même si on est bien loin de Cassini et des méridiens, ce n’est pas sans intérêt — ni sans rapport.
Pour tracer un cadran solaire, il fallait mesurer le jour, le diviser en heures et corriger ces heures en fonction des saisons. La durée du jour et de la nuit, dépendante des saisons et de la latitude, est ainsi le sujet de cette page de ce Bréviaire d’amour du XVe siècle. L’encastrement des trois cercles traduit le rapport entre la division des heures et la durée du jour aux équinoxes (c’est le cercle central) et aux solstices (l’hiver en bas et l’été en haut).
Parfois, cette durée du jour et de la nuit prend des proportions qui paraissent aberrantes — mais ce sont celles du miracle : alors, Dieu joue avec le temps et inverse pour quelques instants la course du soleil. L’exégète Nicolas de Lyre, dans ses Postilles sur la Bible écrites au milieu du XVe siècle, veut donner une illustration concrète d’un passage du livre d’Isaïe : l’ombre du soleil remonte des degrés sur « les degrés d’Achaz » (Is 38, 8) et parcourt ainsi, selon le cadran, dix ou vingt divisions supplémentaires, donnant ainsi une journée de 22 ou même de 32 heures. Sur la page de gauche, dans l’angle de la feuille sous le cercle des heures, on voit s’allonger l’ombre du style à la dixième heure comme sur un cadran solaire.
Barthélémy l’Anglais, Livre des propriétés des choses, France de l’Est, vers 1480, Tours, BM, ms. 703, f. 176v
Pour mesurer l’heure au soleil, l’observateur peut utiliser l’astrolabe ou tenir entre ses yeux un quadrant dit « ancien », appareil qui mettait en relation la hauteur du soleil et la latitude à laquelle on se trouvait à l’aide d’un quart de cercle muni d’un système de visée et d’un fil à plomb, associé à un curseur qu’on déplaçait en suivant la partie graduée et grâce auquel on mesurait la hauteur méridienne du soleil. L’image est troublante en ce qu’elle associe les rayons du soleil au zénith et un groupe d’étoiles — peut-être l’instrument peut-il être utilisé indifféremment le jour et la nuit.
Pour l’heure de la nuit, on s’appuyait sur la rotation de la voûte céleste : si on connaissait à minuit la position d’une étoile circumpolaire, ses différentes positions par la suite permettaient de déterminer l’heure. Le personnage, étrangement couché la tête en bas sur ce manuscrit du XIIe siècle n’utilise évidemment pas un télescope mais vise le pôle par un tube. Au-dessus de lui, on identifie la Petite Ourse près de l’étoile repère, la computatrix ou « calculatrice » qui est alignée dans l’axe du tube.
Enfin, on arrive à ce qui me dépasse : afin de calculer l’heure la nuit, on se servait d’une simple corde tenue de manière à la faire coïncider avec l’étoile représentant le pôle. A partir de là, on imagine une figure centrée sur cette étoile et divisée en 24 secteurs, sur laquelle on mesurera le mouvement d’une étoile « devant » ou « après » la corde pour les heures avant ou après minuit. Comme l’heure sidérale diffère de l’heure solaire de 4 minutes par jour (c’est-à-dire une différence cumulée d’une heure en 15 jours), les 24 lignes de la figure servent donc à adapter la position de l’étoile en fonction de cette évolution (c’est le rôle des lignes plus courtes). Je me demande combien de bergers, marchant la nuit par les chemins obscurs une corde à la main, étaient en mesure de calculer l’heure ! Mais on retrouve plus ou moins cette figure sur ce cadran solaire saxon du Yorkshire, vers 1060, avec son alternance de lignes courtes et longues.
Barthélémy l’Anglais, Livre des propriétés des choses, Paris, avant 1416, Reims, BM, ms. 993, f. 130r
Notons qu’en plus du quadrant, l’observateur du ciel pouvait aussi utiliser une sphère armillaire dont les anneaux, les armilles, figuraient les cercles remarquables de la sphère céleste, un modèle de l’univers à l’échelle. Graduées, les armilles pouvaient adapter l’observation en fonction de la latitude principalement dans un but pédagogique de mémorisation des éléments de références dans le ciel ou pour visualiser et résoudre des problèmes simples liés aux mouvements apparents du soleil ou des étoiles et donc, encore une fois, au calcul de la durée du jour et de la nuit.
« Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne m’interroge, je le sais; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore … Est-il donc vrai, mon Dieu, que je le mesure, sans connaître ce que je mesure? »
St. Augustin: Confessions XI.
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