Vient le temps où le froid et la nuit dominent.
Hiver — le moment de voyager autrement, vers ce territoire le plus lointain et le plus étranger de nous qu’est le passé. Etranger ici non seulement parce qu’il s’agit d’une autre époque mais parce que ce voyage touche à l’imaginaire hors de son temps d’un artiste du XVIIe siècle. Entrer par le regard dans le monde de cet homme — car seulement par l’art nous pouvons nous abstraire de notre propre conscience des choses et approcher ce qu’un autre voit ou a vu d’un univers qui ne sera jamais tout à fait le nôtre.
Il y eut aux Pays-Bas, dès la fin du XVIe siècle, des peintres de paysage. Certains d’entre eux faisaient le voyage en Italie et peignaient des paysages à la chaude lumière du sud ou de vertigineux passages à travers les Alpes. Puis, de retour dans leur plat pays, ils étiraient les hauts clochers pointus au-dessus des haies de peupliers et alignaient des bouquets de joncs le long des dunes et des canaux. Posant très bas sur la toile la ligne d’horizon, ils éclairaient les ciels plombés et chargés de nuages d’une de ces froides lumières du nord et ils attendaient la neige pour poser des corbeaux sur les branches qui cachaient un soleil de fin du monde. Puis ils rentraient chez eux et restaient au chaud sans plus jamais rêver au Sud, leur large col de dentelles blanches étalé sur leur habit noir.
Hercules Seghers fut l’un d’eux — avant de devenir un autre. Ce qu’il a réalisé — est d’un autre, de ceux qui vendent leur maison pour payer leurs dettes, de ceux qui étalent la poussière de cuivre sur leurs culottes noires, de ceux dont les mains sont tachées d’encre et brûlées par les acides. De ceux qui voient les ombres mieux qu’ils ne voient la lumière. De ceux qui voient le bois mieux qu’ils ne voient les feuilles. De ceux qui voient la roche nue mieux qu’ils ne voient l’herbe. De ceux qui voient le ciel déserté mieux qu’ils ne voient les oiseaux s’élancer vers les hauteurs.
Il est né à Haarlem en 1589 dans la famille d’un marchand de drap mennonite originaire des Flandres. Il apprit l’art du paysage auprès du peintre Gillis van Coninxloo à Amsterdam. Sans doute eut-il là quelque temps du succès puisqu’en 1620 il put acheter une vaste maison sur le Lindengracht avant de devoir la revendre en 1631. On le retrouve ensuite à Utrecht puis à La Haye — et on sait si peu de chose sur lui que même la date de sa mort, vers 1638, reste incertaine.
Hercules Seghers fut graveur et, de même qu’on parle aujourd’hui de photographie expérimentale, on peut le décrire comme un « graveur expérimental ».
Il fut peintre aussi — mais moins de onze de ses tableaux ont survécu. Celui-ci à son tour a disparu récemment dans un incendie.
J’imagine un homme en noir, parent du Frenhofer de la nouvelle de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, « auquel le jour faible de l’escalier prêtait une couleur fantastique » et qui « ressemblait à une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère ». Seul, à la fois admiré et isolé dans l’étrangeté de son œuvre, menant une vie austère et noyant chaque feuille dans l’entremêlement des traits qui la strient, il dévoile une à une ses gravures aux visiteurs « pétrifiés d’admiration devant ces fragments échappés à une incroyable, à une lente et progressive destruction qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée ».
Rembrandt possédait de nombreuses gravures de Seghers. Et huit tableaux qu’il a parfois retravaillés — comme ce Paysage de montagne de Seghers conservé aujourd’hui à Florence aux musée des Offices.
Mais ce ne sont pas les tableaux qui nous occupent. C’est l’expérimentation.
Seghers élabore des « gravures peintes », des gravures sur papier coloré à l’encre ou au lavis. D’autres imprimées sur toile. Pour d’autres impressions, il a placé la feuille de papier dans la presse avec une pièce de toile épaisse pour que celle-ci laisse dans le papier humide l’empreinte, le relief du tissu. Chaque gravure porte ainsi la trace d’un geste unique, d’une surprise.
Certaines de ses gravures ont été imprimées à l’encre de couleur— du jaune, du blanc — sur un fond sombre pour produire un effet de négatif. Sur d’autres il termine à l’huile. Ailleurs il utilise la technique de l’aquatinte.
Ainsi, il a réalisé des séries de tirages différents les uns des autres à partir d’une même planche grâce à toute une variété d’effets inattendus — comme l’aurait fait un photographe quelques siècles plus tard.
Des 54 gravures connues à nos jours subsistent 183 impressions dont chacune est différente. Près de la moitié d’entre elles est conservée à Amsterdam au Rijksmuseum.
Plutôt que des paysages réels, peints sur le motif, il préfère peindre et graver des paysages de montagnes imaginaires et construire ainsi un monde tracés à traits épais et peuplé de ruines, de troncs de pins pourris ou de rochers solitaires dans des paysages lunaires, érodés par la pluie et le vent, figée en une sorte d’horreur pétrifiée, de révolte, une fuite épouvantée loin de tout ce qui était hollandais.
Hercules Seghers noie ses gravures dans une obscurité telle que les objets semblent « des oublis, des négligences de la nuit ». Chaque paysage y est une vanité — le monde qui s’y dessine est terrible et la vie y est incertaine.
Nul autour de lui, dans cette Hollande qui découvre alors sa puissance et part à la conquête du monde, dans cette Hollande à qui la Guerre de Trente ans assure la richesse et la reconnaissance, nul ne semble s’apercevoir que la nuit règne en Europe — car l’hiver, nul ne se soucie de la nuit derrière les fenêtres, s’il est au chaud à l’abri.
Mais lui, il sait.
C’est la nuit de cette guerre aux frontières du pays, une nuit pleine de l’actualité des Prophètes, celle de l’attente d’une fin inexorable : la nuit de ce que l’homme enfermé dans son atelier d’Utrecht imagine de pire dans l’Europe en proie au Mal, lui qui sait que le réel est toujours au-delà du pire.
« Le lion s’est élancé hors de sa tanière ; le brigand des nations s’est élevé ; il est sorti de son pays pour réduire votre terre en un désert ; et vos villes seront détruites sans qu’il y demeure un seul habitant ». Jérémie IV, 7.
« J’ai regardé la terre, et je n’y ai trouvé qu’un vie et qu’un néant ; j’ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière. J’ai vu les montagnes, et elles tremblaient ; j’ai vu les collines, et elles étaient ébranlées. J’ai jeté les yeux de toutes parts, et je n’ai point trouvé d’hommes, et tous les oiseaux même du ciel s’étaient retirés. J’ai vu les campagnes les plus fertiles changées en un désert, et toutes les villes détruites devant la face du Seigneur et par le souffle de sa colère. » Jérémie IV, 23-26.
« Mes tentes ont été renversées, tous les cordages qui les tenaient ont été rompus ; mes enfants sont sortis de mon enceinte, et ils ne sont plus. […] Un grand bruit s’entend de loin, un tumulte effroyable qui vient de la terre de l’aquilon pour réduire les villes de Juda en un désert, et les rendre la demeure des dragons. » Jérémie X, 20-22.
« Je remplirai ses hauteurs des corps de ses enfants qui auront été tués, et ils tomberont percés de coups d’épée le long de vos collines, de vos vallées, et de vos torrents. » Ézéchiel XXXV, 8.
« Je vous jetterai dans le désert avec tous les poissons de votre fleuve ; vous tomberez sur la face de la terre, on ne vous relèvera point, et on ne vous ensevelira point ; mais je vous donnerai en proie aux bêtes de la terre et aux oiseaux du ciel. » Ézéchiel XXIX, 5.
« Je vous rendrai comme une pierre lissée ; vous deviendrez un lieu à sécher les rets, et vous ne serez pas rebâtie à l’avenir parce que c’est moi qui ai parlé, dit le Seigneur notre Dieu. » Ézéchiel XXVI, 14.
En dessinant, Seghers tue les monstres qui obsèdent ses pensées. Il les transforme en rochers comme cela se passe dans les contes. Ces rochers grouillent de corps cachés et de monstres, ils semblent un amoncellement de vers, ils sentent la putréfaction.
Ailleurs, c’est un nuage comme une lame qui va trancher un rocher ; la pierre est décomposée en matières minuscules et, ici ou là, un homme pris de vertige vacille au milieu de ces fragments, et devient lui-même fragment rocheux tel un accident géologique.
Paralysé de désespoir, il fait sauter les toits. Il tend des cordages. Il amoncelle les roches comme autant de prisons. Comment fuir, où se cacher ? Par où s’évader — hors le ciel ?
Il se tient comme perdu dans le désert au milieu des rochers à attendre en vain la rencontre avec l’ange — mais quel ange ? Cet ange espéré est-il celui qui accompagne Tobie alors qu’il voyage avec son chien quelque part dans la solitude, ou est-ce plutôt celui qui lutte avec Jacob dans la nuit ? De cet affrontement nocturne ne restent sans doute que le vide et le silence des rochers obscurs.
Tobie et l’ange constituent l’une des très rares représentations humaines dans l’œuvre de Seghers — avec quelques figures allégoriques et un crâne rocheux comme memento mori. Encore quelques pas et ils vont quitter l’image, avec leurs visages presque inachevés à l’écoute l’un de l’autre et ce chagrin, cette fatigue dans le mouvement.
Etrangement, cette gravure est l’une de celles dont Rembrandt avait acquis la planche et qu’il retravailla pour la transformer en une fuite en Égypte où l’on reconnaît encore une partie du paysage d’origine. Une fuite comme un accomplissement pour un Seghers en fuite hors du monde — où le groupe des exilés apparaît en figures noires et ramassées, repliées sur leur effroi. Et de l’ange, il n’y a plus trace.
La longue nuit d’hiver est tombée. Au sein de cet effroi, Seghers prie au milieu de l’atelier obscur, à genoux au milieu des livres tombés au sol, le visage et les mains serrés contre la presse.
Peut-être prie-t-il comme priait Heinrich Schütz, son contemporain.
Une supplication.
Heinrich Schütz, Erbarm dich mein, o Herre Gott, c. 1650. La Chapelle rhénane, Benoît Haller.
Erbarm dich mein, o Herre Gott, Nach deiner großen Barmherzichkeit, Wasch ab, mach rein mein Missetat, Ich erkenn mein Sünd, und ist mir leid, Allein ich dir gesündiget hab, Das ist wieder mich stetichglich, Das Bös vor dir mag nicht bestehn, Du bleibst gerecht, ob man urteil dich.
Dr. Cornelius Becker (Leipzig, 1602)
| Prends pitié de moi, Seigneur Dieu, Selon ta grande miséricorde, Lave-moi, purifie-moi de mes fautes ; Je reconnais mon péché, il m’accable. Contre toi seul j’ai péché, Ma faute et constamment devant moi ; Devant toi le mal ne peut subsister, Toi tu restes juste, même si on te condamne. |
Ce texte doit beaucoup, à la lettre parfois et dans l’esprit peut-être, à l’article de Carl Einstein paru dans le quatrième des quinze numéros de la revue Documents publiée par Georges Bataille entre 1929 et 1930 — Carl Einstein qui, lui aussi, a cherché son chemin dans la désolation des montagnes et n’y a pas trouvé l’ange.
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