Le temps est chose relative. En particulier le temps historique, et singulièrement dans nos contrées – en cette Europe de l’Est où peuvent se produire des choses aussi étranges que la disparition inopinée de trois siècles (volés aux Hongrois), tandis que pour certains Russes, l’histoire du monde s’est trouvée raccourcie au point que la Crucifixion y a migré aux environs de l’an 1200, soit quelques années à peine après la guerre de Troie – pardon, d’Istamboul.
De ce fait, on ne peut croire à un accident si ce fut précisément dans cette Russie, si sensibilisée par l’Histoire à cette notion, la relativité temporelle, qu’il revint à un artiste graphique, Boris Indrikov, de découvrir et de traduire à partir de la seule source existante – le numéro de Mai 2009 de la Revue des Sciences Archévélogiques – l’article de Sandy Collins, dans lequel elle rend compte de la sensationnelle découverte faite durant les fouilles au niveau inférieur du site du Château-Gaillard, en Normandie. Cette traduction russe a été publiée le 22 Mai 2009: nous en proposons ici un résumé dans notre langue, dans l’espoir de lui obtenir auprès du public susceptible de s’y intéresser une audience supérieure à celle que connut sa première parution en anglais, restée largement confidentielle.
Château-Gaillard était la place-forte préférée de Richard Cœur de Lion (roi d’Angleterre de 1188 à 1199) dans la Basse-Normandie. C’est à ce roi que le château doit son nom actuel; en découvrant ce blanc colosse de pierre, sa double enceinte, ses ponts-levis et ses treize tours fortifiées, il s’exclama « Quel château gaillard! » … c’est du moins ainsi que Maurice Druon décrit la scène dans La prison de Château-Gaillard.
En Mai 2008, en conduisant des fouilles au pied du château, des archéologues de l’université de Bristol firent une étonnante découverte: deux sépultures, côte à côte; dans chacune, les restes d’un chevalier; l’une renfermait, en outre, le squelette d’un destrier tandis que l’autre révéla un ensemble de pièces métalliques qui, vues de dessus, évoquaient la silhouette d’une bicyclette.
Les chercheurs britanniques procédèrent à la délicate extraction des fragments,
les nettoyèrent,
en firent l’inventaire,
et quelle ne fut pas leur surprise en constatant que c’était bien à un engin à deux roues qu’ils avaient affaire: les pièces métalliques en avaient été parfaitement préservées, ayant été été soigneusement traitées à la cire avant l’inhumation.
« Quand on a appelé depuis le site pour me dire ’on a trouvé un vélo du 12° siècle’... » se souvient Steve Berkeley, le technicien du Cambridge University’s Scientific and Technical Center de Cardiff qui, avec son collègue Andrew Hopkins fut chargé d’assembler tous les fragments découverts dans l’excavation, « j’aurais été tenté de croire que c’était un poisson d’avril, si la personne au bout du fil n’avait pas été le Professeur John Williams lui-même, le responsable du chantier. Et plus la reconstitution avançait, plus nous ressentions d’admiration pour le facteur anonyme qui avait construit l’engin. »
Mais la découverte datait-elle réellement du moyen-âge? L’opinion des experts est partagée sur la question.
« En qualité d’expert en armurerie médiévale, » a déclaré le professeur Justin Pierre, l’archéologue délégué par l’Académie des Sciences sur le site des fouilles du Château-Gaillard, « je suis en mesure d’affirmer que les alliages utilisés, la méthode de travail, les techniques de forgeage consistantes avec une datation au quinzième siècle, tous ces éléments concordent pour orienter nos recherches vers les ateliers d’armurerie de Milan et de Venise, et en particulier ceux de la famille Missaglia ».
Mais alors, cela veut-il dire que nos ancêtres du moyen-âge faisaient du vélo?
« Le bicyclisme a, dans notre civilisation, une histoire beaucoup plus longue qu’on ne le suppose généralement » affirme Peter Godward, professeur au Département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université de Cardiff. « La sensationnelle découverte du Château-Gaillard confirme les résultats de recherches poursuivies antérieurement par notre université. En 1962 déjà, on se souvient que lors de fouilles menées à Versailles, une cave murée avait livré, parmi d’autres trouvailles, une bicyclette datant du règne du Roi-Soleil.
Un débat enflammé s’en était suivi. À la suite de la découverte de Versailles, notre université a décidé la création d’un institut de recherches international pour centraliser les connaissances dans ce domaine. Depuis plusieurs années nous rassemblons des données, nous organisons des consultations entre archéologues et collectionneurs et nous examinons les collections des plus grands musées du monde.
En 1986, enfin, nous sommes parvenus à entrer en contact avec le collectionneur Andrea Castilles, co-fondateur de la prestigieuse salle des ventes Sautebise, qui lui-même dans sa jeunesse fut un cycliste chevronné. En 1951 il prit part au Giro d’Italia, et en 1955 au Tour de France. Dans sa collection, de renommée mondiale, il a dédié une section spéciale aux objets d’art en rapport avec le cyclisme. Il nous y a donné accès. Et ce que nous y avons observé dépassait nos espérances.
Sandro Botticelli (1445-1510) exécuta entre 1492 et 1500 une fameuse série d’illustrations pour la Divine Comédie de Dante. Une des esquisses pour le Chant XXXI du Purgatoire, conservée dans la collection de M. Castilles, représente le cortège céleste conduisant Béatrice auprès de Dante, sur un char tiré par un griffon:
« Examinez de près la figure qui, au premier plan, salue le cortège », nous a dit M. Castilles. « Voyez-vous ce qui est représenté à son côté? »
À son signal un massif sarcophage de verre isotherme fut amené dans la pièce. À l’intérieur, à l’abri de l’air, une peinture sur panneau de bois, de dimensions modestes. À l’examen, la peinture s’avéra représenter un artefact similaire à celui figurant sur l’esquisse.
« Ceci est une des œuvres les moins connues de Botticelli, dit M. Castilles. L’exécution et les détails sont comparables à ceux de son Saint Augustin de 1495, suggérant une même date de composition. Le fait que cette peinture représente une version féminisée du cycle indique un lien avec le chef-d’œuvre du maître, La Naissance de Vénus. L’examen des sources documentaires témoigne que c’est une réception plus que tiède qui fut faite à ce Portrait d’une Bicycle du vivant de son auteur. À ce qu’il semble, les contemporains ne comprirent pas les intentions du maître. Pour nous aussi, ces intentions restent voilées de mystère. Pourquoi ce traitement sensuel d’une bicyclette manifestement féminine? Et quel lien la relie à la Divine Comédie? La bicycle est-elle un symbole de Béatrice? C’est à vous, universitaires, de trouver la réponse à cette énigme. »
« On perd la trace de cette peinture peu après la mort du maître. On sait qu’elle séjourna quelque temps dans les réserves du Berliner Staatsmuseum, et qu’elle en disparut à la fin de la seconde guerre mondiale. Si elle est en définitive parvenue jusqu’à moi, c’est par un concours de circonstances non dépourvu d’intérêt… mais ceci est une autre histoire ».
Ensuite M. Castilles nous pria de l’accompagner à la salle d’exposition de son château, laquelle, pourvue des systèmes de conservation les plus performants que produit la technologie actuelle, occupait le deuxième étage de la tour principale.
« Voici une œuvre mineure de Hans Holbein le Jeune, portraitiste officiel de le cour de Henri VIII d’Angleterre », commenta-t-il en nous découvrant la niche qui l’abritait. « Il a peint ceci en 1540, la même année que le fameux portrait d’Henri VIII conservé à Rome au Museo Civico. Les deux œuvres ont plusieurs particularités en commun ».
« Et on peut voir un engin semblable sur une esquisse plus ancienne de Holbein. Sur celle-ci, il est possible qu’au centre de la composition le maître ait voulu représenter l’inventeur en personne. Cependant, à en juger par les expressions et la gestuelle de ceux qui l’entourent, il ne semble pas que la réception faite à son appareil ait été très favorable. L’innovation a toujours suscité crainte et incompréhension, dans tous les âges et dans toutes les périodes ».
Nous n’étions pas au bout de nos émerveillements.
Nous indiquant une autre niche, M. Castilles poursuivit: « Cette peinture est de Jan van Eyck (1385-1441), le grand maître de la première Renaissance flamande. De lui, chacun connaît Les Époux Arnolfini, et presque personne cet autre chef-d’œuvre, peint la même année ».
M. Castilles nous apprit encore qu’aussi bien au verso de la peinture de Botticelli que lors de l’examen aux rayons X de la toile de Holbein, apparaissait le même emblème, également gravé dans le bois du panneau peint par Van Eyck: un lion passant sur deux rouelles, couronné, et sommé des figures du Soleil et de la Lune. « A quoi pouvait se référer cet emblème? Peut-être à un Ordre des Chevaliers aux deux Roues? » Nous rîmes à cette idée, si loin nous étions alors d’imaginer combien nous touchions à la vérité.
Alors que nous prenions congé, M. Castilles ajouta: « Le cyclisme n’est pas qu’une façon de se déplacer; c’est une forme d’expression artistique, un style de vie, une Weltanschauung. Pourquoi tous ces grands maîtres ont-ils consacré, chacun, des moments de leurs années les plus fécondes à la représentation de bicyclettes? La rencontre, à des moments-clés de leur carrière, avec cet engin si admirable dans sa simplicité, l’expérience de la liberté sans limites qu’il leur a offert, a su toucher en eux une fibre des plus profondes. Le bicyclisme, comme véhicule spirituel menant à la connaissance et à la liberté! C’est une des pistes que vous devriez explorer dans votre recherche ».
Mais cet Ordre des Chevaliers aux deux Roues, exista-t-il vraiment?
« Depuis 1962, notre Centre a collecté un grand nombre de données sur la base desquelles nos pouvons à présent affirmer qu’entre le 12° et le 15° siècles un Ordre du Soleil et de la Lune a bel et bien existé en Europe. Selon les sources, les chevaliers de cet ordre montaient chevaux de fer, et s’alignèrent dans des batailles aux côtés de la cavalerie traditionnelle. Leur rapidité de manœuvre et l’invulnérabilité de leurs montures en faisaient des adversaires redoutables; leur apparence insolite les faisait craindre à l’égal des cavaliers de l’Apocalypse. De plus, ils pouvaient parcourir de longues distances sans avoir besoin de fourrager. Leurs lointains successeurs firent preuve – tels le régiment des Brighton Rifles, formé en 1885, dans la guerre des Boers en 1899-1902 – d’une remarquable efficacité; au cours du vingtième siècle ils eurent des émules dans toutes les armées du monde.
Le premier témoignage écrit sur les Chevaliers du Soleil et de la Lune se trouve dans un exemplaire manuscrit, datant des années 1230-1240, d’un ouvrage fort populaire en son temps, les Gesta Romanorum (Hauts faits des Romains). Une des enluminures représente, devant une citadelle, un chevalier prenant la tête d’une sortie, chevauchant ce qui ressemble beaucoup à une bicyclette; et son écu est blasonné du lion couronné sur deux roues: de ce blason, c’est également la plus ancienne représentation connue.
Nous retrouvons ce blason peu commun au quatorzième siècle, dans le Manuscrit Bellenville, recueil d’armoiries des principaux vassaux du roi d’Angleterre.
Ainsi que dans cet armorial français du quinzième siècle.
Cependant, les armes pleines comprennent en outre, en chef de l’écu, les figures conjointes du Soleil et de la Lune, ainsi que ces tenants: à dextre un griffon d’argent, à senestre un lion ailé d’argent, chacun supporté d’une roue du même; pour cri, la devise IN VELOX LIBERTAS, qui peut s’entendre de plusieurs façons: « la liberté par la vélocité », « la vitesse vous rendra libre », ou encore « vite, libre ».
(note de l’auteur de la traduction anglaise, à propos des libertés prises avec le latin par quiconque a commis cette devise: O latinistes, ayez de nous merci!)
Le lion symbolise le Soleil, la force et le feu; le lion ailé signifie la force alliée à la vitesse. Le griffon est emblème solaire et royal et aussi aérien.
Soleil et Lune, ces deux roues à jamais roulant dans le ciel, toujours se poursuivant sans jamais se rejoindre, constituent une claire référence au mode de déplacement des profès de l’Ordre, sur leurs roues toujours en mouvement vers toujours plus de liberté.
Le lion ailé figure, depuis la Renaissance, dans les armes de Venise et la réunion de la Lune et du Soleil dans celles de Milan. »
Mais pourquoi justement Venise et Milan?
« Ce n’est pas un hasard si les armes des Chevaliers du Soleil et de la Lune empruntent à celles de Venise et de Milan », affirme Pierre Justin. » Ces deux cités étaient deux des plus grands centres européens de l’armurerie aux quatorzième et quinzième siècles, et la facture des bicyclettes que nous avons découvertes doit tout à la tradition de ces maîtres armuriers».
Mais la découverte de Château-Gaillard nous réservait encore des surprises.
Steve Berkeley et Andrew Hopkins, les ingénieurs du Centre de Recherches Scientifiques et Techniques de l’Université de Cambridge chargés de la reconstitution du vestige trouvé en Normandie, ont décidé de construire une reproduction fonctionnelle de cette paléo-bicyclette. Pour la structure générale ils pouvaient s’appuyer sur les vestiges qu’ils avaient eu en main, mais de nombreux détails concrets sur les méthodes de fabrication leur faisaient encore défaut. Pendant l’été 2008 ils visitèrent les plus grandes collections d’armures de lItalie du Nord, dans l’espoir de trouver l’inspiration dans l’étude des méthodes des armuriers de Venise et de Milan, en particulier de la famille Missaglia: mais sans résultat.
C’est alors que Peter Godward se tourna de nouveau vers son ancienne connaissance, Andrea Castilles, à présent âgé de quatre-vingt-deux ans. Et ce ne fut pas en vain. Castilles était depuis longtemps dans les meilleurs termes avec une armurier italien, descendant d’une lignée de maîtres-forgerons établis à Milan depuis le neuvième siècle. Il avait déjà acquis de lui des dessins des quatorzième et quinzième siècles, et il savait pouvoir se fier à son expertise dans bien des domaines.
« À peine avais-je montré les photos à Giovanni Ferrelli », raconta plus tard Castilles, « qu’il leva les yeux au ciel et s’écria: «Santa Madonna! Impossibile!» … et c’est les larmes aux yeux qu’il me montra des dessins qui n’avaient jamais quitté les archives secrètes de sa famille ».
Ces documents soigneusement préservés par la dynastie des Missaglia décrivaient avec un grand luxe de détails dimensions, cotes, modes d’assemblage, finitions de surface et tours de main, jusqu’aux secrets de la trempe du métal… Et chaque feuillet portait, à côté du monogramme des Missaglia, le lion couronné en équilibre sur les deux roues.
De plus, Giovanni Ferrelli déclara que ce serait pour lui un honneur de participer à la reconstitution. Il ne fallut que six mois à l’équipe constituée sous sa direction pour mener à bien cette entreprise. Le rêve de Steve Berkeley et Andrew Hopkins était devenu réalité. On peut voir le résultat dans l’image ci-dessous. La machine ainsi reconstituée fut baptisée « Richard Cœur de Lion », en hommage à celui qui en son temps avait tenu le Château-Gaillard, dont le soubassement argileux avait préservé des siècles durant le secret de l’Ordre.
De ce fait, on ne peut croire à un accident si ce fut précisément dans cette Russie, si sensibilisée par l’Histoire à cette notion, la relativité temporelle, qu’il revint à un artiste graphique, Boris Indrikov, de découvrir et de traduire à partir de la seule source existante – le numéro de Mai 2009 de la Revue des Sciences Archévélogiques – l’article de Sandy Collins, dans lequel elle rend compte de la sensationnelle découverte faite durant les fouilles au niveau inférieur du site du Château-Gaillard, en Normandie. Cette traduction russe a été publiée le 22 Mai 2009: nous en proposons ici un résumé dans notre langue, dans l’espoir de lui obtenir auprès du public susceptible de s’y intéresser une audience supérieure à celle que connut sa première parution en anglais, restée largement confidentielle.
Château-Gaillard était la place-forte préférée de Richard Cœur de Lion (roi d’Angleterre de 1188 à 1199) dans la Basse-Normandie. C’est à ce roi que le château doit son nom actuel; en découvrant ce blanc colosse de pierre, sa double enceinte, ses ponts-levis et ses treize tours fortifiées, il s’exclama « Quel château gaillard! » … c’est du moins ainsi que Maurice Druon décrit la scène dans La prison de Château-Gaillard.
En Mai 2008, en conduisant des fouilles au pied du château, des archéologues de l’université de Bristol firent une étonnante découverte: deux sépultures, côte à côte; dans chacune, les restes d’un chevalier; l’une renfermait, en outre, le squelette d’un destrier tandis que l’autre révéla un ensemble de pièces métalliques qui, vues de dessus, évoquaient la silhouette d’une bicyclette.
Les chercheurs britanniques procédèrent à la délicate extraction des fragments,
les nettoyèrent,
en firent l’inventaire,
et quelle ne fut pas leur surprise en constatant que c’était bien à un engin à deux roues qu’ils avaient affaire: les pièces métalliques en avaient été parfaitement préservées, ayant été été soigneusement traitées à la cire avant l’inhumation.
« Quand on a appelé depuis le site pour me dire ’on a trouvé un vélo du 12° siècle’... » se souvient Steve Berkeley, le technicien du Cambridge University’s Scientific and Technical Center de Cardiff qui, avec son collègue Andrew Hopkins fut chargé d’assembler tous les fragments découverts dans l’excavation, « j’aurais été tenté de croire que c’était un poisson d’avril, si la personne au bout du fil n’avait pas été le Professeur John Williams lui-même, le responsable du chantier. Et plus la reconstitution avançait, plus nous ressentions d’admiration pour le facteur anonyme qui avait construit l’engin. »
Mais la découverte datait-elle réellement du moyen-âge? L’opinion des experts est partagée sur la question.
« En qualité d’expert en armurerie médiévale, » a déclaré le professeur Justin Pierre, l’archéologue délégué par l’Académie des Sciences sur le site des fouilles du Château-Gaillard, « je suis en mesure d’affirmer que les alliages utilisés, la méthode de travail, les techniques de forgeage consistantes avec une datation au quinzième siècle, tous ces éléments concordent pour orienter nos recherches vers les ateliers d’armurerie de Milan et de Venise, et en particulier ceux de la famille Missaglia ».
Mais alors, cela veut-il dire que nos ancêtres du moyen-âge faisaient du vélo?
« Le bicyclisme a, dans notre civilisation, une histoire beaucoup plus longue qu’on ne le suppose généralement » affirme Peter Godward, professeur au Département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université de Cardiff. « La sensationnelle découverte du Château-Gaillard confirme les résultats de recherches poursuivies antérieurement par notre université. En 1962 déjà, on se souvient que lors de fouilles menées à Versailles, une cave murée avait livré, parmi d’autres trouvailles, une bicyclette datant du règne du Roi-Soleil.
Un débat enflammé s’en était suivi. À la suite de la découverte de Versailles, notre université a décidé la création d’un institut de recherches international pour centraliser les connaissances dans ce domaine. Depuis plusieurs années nous rassemblons des données, nous organisons des consultations entre archéologues et collectionneurs et nous examinons les collections des plus grands musées du monde.
En 1986, enfin, nous sommes parvenus à entrer en contact avec le collectionneur Andrea Castilles, co-fondateur de la prestigieuse salle des ventes Sautebise, qui lui-même dans sa jeunesse fut un cycliste chevronné. En 1951 il prit part au Giro d’Italia, et en 1955 au Tour de France. Dans sa collection, de renommée mondiale, il a dédié une section spéciale aux objets d’art en rapport avec le cyclisme. Il nous y a donné accès. Et ce que nous y avons observé dépassait nos espérances.
Sandro Botticelli (1445-1510) exécuta entre 1492 et 1500 une fameuse série d’illustrations pour la Divine Comédie de Dante. Une des esquisses pour le Chant XXXI du Purgatoire, conservée dans la collection de M. Castilles, représente le cortège céleste conduisant Béatrice auprès de Dante, sur un char tiré par un griffon:
Così cantando cominciaro; e poi
al petto del Grifon seco menârmi,
ove Beatrice stava volta a noi.
(Ils commencèrent à chanter; puis
Droit au Griffon me menèrent, là
Où Béatrice, tournée vers nous, attendait.)
al petto del Grifon seco menârmi,
ove Beatrice stava volta a noi.
(Ils commencèrent à chanter; puis
Droit au Griffon me menèrent, là
Où Béatrice, tournée vers nous, attendait.)
« Examinez de près la figure qui, au premier plan, salue le cortège », nous a dit M. Castilles. « Voyez-vous ce qui est représenté à son côté? »
À son signal un massif sarcophage de verre isotherme fut amené dans la pièce. À l’intérieur, à l’abri de l’air, une peinture sur panneau de bois, de dimensions modestes. À l’examen, la peinture s’avéra représenter un artefact similaire à celui figurant sur l’esquisse.
« Ceci est une des œuvres les moins connues de Botticelli, dit M. Castilles. L’exécution et les détails sont comparables à ceux de son Saint Augustin de 1495, suggérant une même date de composition. Le fait que cette peinture représente une version féminisée du cycle indique un lien avec le chef-d’œuvre du maître, La Naissance de Vénus. L’examen des sources documentaires témoigne que c’est une réception plus que tiède qui fut faite à ce Portrait d’une Bicycle du vivant de son auteur. À ce qu’il semble, les contemporains ne comprirent pas les intentions du maître. Pour nous aussi, ces intentions restent voilées de mystère. Pourquoi ce traitement sensuel d’une bicyclette manifestement féminine? Et quel lien la relie à la Divine Comédie? La bicycle est-elle un symbole de Béatrice? C’est à vous, universitaires, de trouver la réponse à cette énigme. »
« On perd la trace de cette peinture peu après la mort du maître. On sait qu’elle séjourna quelque temps dans les réserves du Berliner Staatsmuseum, et qu’elle en disparut à la fin de la seconde guerre mondiale. Si elle est en définitive parvenue jusqu’à moi, c’est par un concours de circonstances non dépourvu d’intérêt… mais ceci est une autre histoire ».
Ensuite M. Castilles nous pria de l’accompagner à la salle d’exposition de son château, laquelle, pourvue des systèmes de conservation les plus performants que produit la technologie actuelle, occupait le deuxième étage de la tour principale.
« Voici une œuvre mineure de Hans Holbein le Jeune, portraitiste officiel de le cour de Henri VIII d’Angleterre », commenta-t-il en nous découvrant la niche qui l’abritait. « Il a peint ceci en 1540, la même année que le fameux portrait d’Henri VIII conservé à Rome au Museo Civico. Les deux œuvres ont plusieurs particularités en commun ».
« Et on peut voir un engin semblable sur une esquisse plus ancienne de Holbein. Sur celle-ci, il est possible qu’au centre de la composition le maître ait voulu représenter l’inventeur en personne. Cependant, à en juger par les expressions et la gestuelle de ceux qui l’entourent, il ne semble pas que la réception faite à son appareil ait été très favorable. L’innovation a toujours suscité crainte et incompréhension, dans tous les âges et dans toutes les périodes ».
Nous n’étions pas au bout de nos émerveillements.
Nous indiquant une autre niche, M. Castilles poursuivit: « Cette peinture est de Jan van Eyck (1385-1441), le grand maître de la première Renaissance flamande. De lui, chacun connaît Les Époux Arnolfini, et presque personne cet autre chef-d’œuvre, peint la même année ».
M. Castilles nous apprit encore qu’aussi bien au verso de la peinture de Botticelli que lors de l’examen aux rayons X de la toile de Holbein, apparaissait le même emblème, également gravé dans le bois du panneau peint par Van Eyck: un lion passant sur deux rouelles, couronné, et sommé des figures du Soleil et de la Lune. « A quoi pouvait se référer cet emblème? Peut-être à un Ordre des Chevaliers aux deux Roues? » Nous rîmes à cette idée, si loin nous étions alors d’imaginer combien nous touchions à la vérité.
Alors que nous prenions congé, M. Castilles ajouta: « Le cyclisme n’est pas qu’une façon de se déplacer; c’est une forme d’expression artistique, un style de vie, une Weltanschauung. Pourquoi tous ces grands maîtres ont-ils consacré, chacun, des moments de leurs années les plus fécondes à la représentation de bicyclettes? La rencontre, à des moments-clés de leur carrière, avec cet engin si admirable dans sa simplicité, l’expérience de la liberté sans limites qu’il leur a offert, a su toucher en eux une fibre des plus profondes. Le bicyclisme, comme véhicule spirituel menant à la connaissance et à la liberté! C’est une des pistes que vous devriez explorer dans votre recherche ».
Mais cet Ordre des Chevaliers aux deux Roues, exista-t-il vraiment?
« Depuis 1962, notre Centre a collecté un grand nombre de données sur la base desquelles nos pouvons à présent affirmer qu’entre le 12° et le 15° siècles un Ordre du Soleil et de la Lune a bel et bien existé en Europe. Selon les sources, les chevaliers de cet ordre montaient chevaux de fer, et s’alignèrent dans des batailles aux côtés de la cavalerie traditionnelle. Leur rapidité de manœuvre et l’invulnérabilité de leurs montures en faisaient des adversaires redoutables; leur apparence insolite les faisait craindre à l’égal des cavaliers de l’Apocalypse. De plus, ils pouvaient parcourir de longues distances sans avoir besoin de fourrager. Leurs lointains successeurs firent preuve – tels le régiment des Brighton Rifles, formé en 1885, dans la guerre des Boers en 1899-1902 – d’une remarquable efficacité; au cours du vingtième siècle ils eurent des émules dans toutes les armées du monde.
Le premier témoignage écrit sur les Chevaliers du Soleil et de la Lune se trouve dans un exemplaire manuscrit, datant des années 1230-1240, d’un ouvrage fort populaire en son temps, les Gesta Romanorum (Hauts faits des Romains). Une des enluminures représente, devant une citadelle, un chevalier prenant la tête d’une sortie, chevauchant ce qui ressemble beaucoup à une bicyclette; et son écu est blasonné du lion couronné sur deux roues: de ce blason, c’est également la plus ancienne représentation connue.
Nous retrouvons ce blason peu commun au quatorzième siècle, dans le Manuscrit Bellenville, recueil d’armoiries des principaux vassaux du roi d’Angleterre.
Ainsi que dans cet armorial français du quinzième siècle.
Cependant, les armes pleines comprennent en outre, en chef de l’écu, les figures conjointes du Soleil et de la Lune, ainsi que ces tenants: à dextre un griffon d’argent, à senestre un lion ailé d’argent, chacun supporté d’une roue du même; pour cri, la devise IN VELOX LIBERTAS, qui peut s’entendre de plusieurs façons: « la liberté par la vélocité », « la vitesse vous rendra libre », ou encore « vite, libre ».
(note de l’auteur de la traduction anglaise, à propos des libertés prises avec le latin par quiconque a commis cette devise: O latinistes, ayez de nous merci!)
Le lion symbolise le Soleil, la force et le feu; le lion ailé signifie la force alliée à la vitesse. Le griffon est emblème solaire et royal et aussi aérien.
Soleil et Lune, ces deux roues à jamais roulant dans le ciel, toujours se poursuivant sans jamais se rejoindre, constituent une claire référence au mode de déplacement des profès de l’Ordre, sur leurs roues toujours en mouvement vers toujours plus de liberté.
Le lion ailé figure, depuis la Renaissance, dans les armes de Venise et la réunion de la Lune et du Soleil dans celles de Milan. »
Mais pourquoi justement Venise et Milan?
« Ce n’est pas un hasard si les armes des Chevaliers du Soleil et de la Lune empruntent à celles de Venise et de Milan », affirme Pierre Justin. » Ces deux cités étaient deux des plus grands centres européens de l’armurerie aux quatorzième et quinzième siècles, et la facture des bicyclettes que nous avons découvertes doit tout à la tradition de ces maîtres armuriers».
Mais la découverte de Château-Gaillard nous réservait encore des surprises.
Steve Berkeley et Andrew Hopkins, les ingénieurs du Centre de Recherches Scientifiques et Techniques de l’Université de Cambridge chargés de la reconstitution du vestige trouvé en Normandie, ont décidé de construire une reproduction fonctionnelle de cette paléo-bicyclette. Pour la structure générale ils pouvaient s’appuyer sur les vestiges qu’ils avaient eu en main, mais de nombreux détails concrets sur les méthodes de fabrication leur faisaient encore défaut. Pendant l’été 2008 ils visitèrent les plus grandes collections d’armures de lItalie du Nord, dans l’espoir de trouver l’inspiration dans l’étude des méthodes des armuriers de Venise et de Milan, en particulier de la famille Missaglia: mais sans résultat.
C’est alors que Peter Godward se tourna de nouveau vers son ancienne connaissance, Andrea Castilles, à présent âgé de quatre-vingt-deux ans. Et ce ne fut pas en vain. Castilles était depuis longtemps dans les meilleurs termes avec une armurier italien, descendant d’une lignée de maîtres-forgerons établis à Milan depuis le neuvième siècle. Il avait déjà acquis de lui des dessins des quatorzième et quinzième siècles, et il savait pouvoir se fier à son expertise dans bien des domaines.
« À peine avais-je montré les photos à Giovanni Ferrelli », raconta plus tard Castilles, « qu’il leva les yeux au ciel et s’écria: «Santa Madonna! Impossibile!» … et c’est les larmes aux yeux qu’il me montra des dessins qui n’avaient jamais quitté les archives secrètes de sa famille ».
Ces documents soigneusement préservés par la dynastie des Missaglia décrivaient avec un grand luxe de détails dimensions, cotes, modes d’assemblage, finitions de surface et tours de main, jusqu’aux secrets de la trempe du métal… Et chaque feuillet portait, à côté du monogramme des Missaglia, le lion couronné en équilibre sur les deux roues.
De plus, Giovanni Ferrelli déclara que ce serait pour lui un honneur de participer à la reconstitution. Il ne fallut que six mois à l’équipe constituée sous sa direction pour mener à bien cette entreprise. Le rêve de Steve Berkeley et Andrew Hopkins était devenu réalité. On peut voir le résultat dans l’image ci-dessous. La machine ainsi reconstituée fut baptisée « Richard Cœur de Lion », en hommage à celui qui en son temps avait tenu le Château-Gaillard, dont le soubassement argileux avait préservé des siècles durant le secret de l’Ordre.
Boris Indrikov, the original Russian translator of the article
Velikie Veliki – www.indrikov.com/richard.html
www.indrikov.com
Continuation: Ad astraVelikie Veliki – www.indrikov.com/richard.html
www.indrikov.com
Merci à Tororo pour la traduction française!
ResponderEliminarCe fut un plaisir, Studiolum!
ResponderEliminarJe dois confesser que j'ai fait cette traduction sans avoir les images sous les yeux, et qu'ensuite, étant un peu pressé par le temps, je ne me suis pas relu assez attentivement, d'où une erreur flagrante que j'aurais pu éviter en me reportant à l'illustration correspondante; dans la description des grandes armes de l'Ordre du Soleil et de la Lune il faut lire, bien sûr, "à dextre un lion ailé d’argent, à senestre un griffon d’argent".
ResponderEliminarEinstein FTW!
ResponderEliminarSuperbe article.
ResponderEliminarIl semble que la trottinette elle-même remonterait au moins au temps des carolingiens comme le suggère l'article ci-dessous, dans un blog sur la trottinette.
La trottinette au temps des carolingiens ?