Il est, en tant de lieux


Murs.
Corps abandonnés.
Pupitres fermés, livres.
Synagogue, poussière, traces.
Couvercles, gonds — et le temps arrêté.
Absence. Des livres posés là à attendre.
Des livres rescapés de l’incendie.
Des livres fermés pour que les paroles ne s’échappent pas.
Livres de plomb.
Traces écrites dans la poussière. Message privé de sens. Comme de la chauve-souris qui se laisse tomber quand elle cesse d’entendre.
Et toi, où es-tu ?



Pas assez d’hommes pour la prière là où, autrefois, ils étaient des centaines.
Pas un enfant entre ces murs, là où le monde était plein de paroles.
Pas un murmure.
Pas une page qui se froisse quand on la tourne, pas un pied qui heurte le bois du pupitre.
Livres de plomb, trop lourds pour qui voudrait les soulever. Qui sait encore lire, ici ?
Dans le rayon de soleil, le bourdonnement des mouches. Un fauteuil d’infirme, un lit de malade, des affamés à nourrir. Des morts à enterrer.
Tout attend et t’attend — une assiette est là sur la table — pour toi.
Mais toi, où es-tu ?






Voûtes voilées de cendres, un court-circuit dans les années 70 avant que les barres de fer ne viennent fermer les lieux.
Les transformer en usines, en garde-meubles, en cinémas.
Terre nue, là où les planchers ont été arrachés. Brique nue, là où les plâtres se sont effrités.  Ciel vide, là où les toits ont brûlé.
Toi, comme un oiseau perché sur la poutre au-dessus de nous, les as-tu vus ?






Plus tard, deux tziganes au visage terreux assis sur leur charrette. Ils contemplent leur cheval qui va, paissant, le long de la route. Des chevaux partout, et ces hommes qui nous regardent. Des chevaux et des marcheurs, patients et muets, le long des routes — et le temps arrêté. Un homme qui tient une vache au bout d’une longue corde, ils avancent tous deux dans le fossé. Les femmes, penchées sur la terre noire, qui plantent des tubercules.
Dans le grand vert du printemps, où te caches-tu ?





Cimetières sur la pente, rongés par les champs qu’on étire derrière les maisons, par un chantier qui avance, par la terre qui s’érode, par le vent. Et toutes ces petites âmes, sous ces pierres, qui attendent patiemment la fin des temps. Lions, oiseaux, dentelles de lettres, mains secourables, visages parfois. Des pierres sur la crête d’une colline comme le grand squelette de quelque animal pris dans les eaux du Déluge. Les petites âmes ont sans doute pris leur envol depuis longtemps : il ne reste plus que ces pinces pour les retenir ici.
Où es-tu, dis ?




Qui reste-t-il ici ?
Qui vient encore là quand chacun peu à peu se retire ? Ils souffrent, ils partent et ne reste que la poussière. Les cierges s’éteignent, les chants se taisent.
Toi, toi, où es-tu ?







La nuit tombe sur les murs morts. Tout est silence et oubli.



Deux garçons s’élancent sur leur vélo et me dépassent — sans les mains ! crie le plus jeune —pleins de grâce, ils s’éloignent vers la lumière.


Lass dein Aug in der Kammer sein eine Kerze,
den Blick einen Docht,
lass mich blind genug sein,
ihn zu entzünden.


Fais que ton œil dans la chambre soit une bougie,
ton regard une mèche,
fais moi être assez aveugle
pour l’allumer.

Paul Celan (traduction française Jean-Pierre Lefebvre)

Synagogues de Khust, Shargorod, Bolekhiv.
Palais du Tsaddik  Friedman de Ruzhyn à Sadhora (Czernowitz),
Cimetières de Bila Cerkva, Czernowitz, Medzhibozh, Bolekhiv

3 comentarios:

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