Larges remous, tourbillons hachés d’écume, sourde vibration de la masse brune, j’ai suivi les quais. Au nord de la ville, un cadran indique la hauteur de l’eau : 4,20 m samedi 8 juin 2013 — rien de bien terrible après tout.
Dans une rue à l’écart des foules, là où les maisons oubliées s’affaissent lentement, une petite plaque — 1890 — indique la hauteur d’une crue historique.
De petites plaques comme celles-ci ont accompagné mon enfance : le quartier de Paris où je vivais (où je vis toujours d’ailleurs) a été plongé sous les eaux lors de la crue de janvier 1910.
Une plaque au coin de la rue, une plaque sur le mur de mon école, une autre sur le mur de l’église — en grandissant, je me suis vue sortir peu à peu la tête de l’eau, centimètre par centimètre. Dans mon quartier, l’un des plus touchés par de la crue de 1910, les photos de ce mois de janvier sont de celles que les Parisiens n’ont jamais cessé de regarder. La rue où j’habitais, si familière sur les images, inchangée encore une soixantaine d’années plus tard, y apparaissait entièrement occupée par la Seine et je faisais souvent fait ce rêve d’un retour des eaux qui, le temps d’une nuit, aurait changé ma maison en île.
Un jour dans un bus, il y a très longtemps, sur le Faubourg Saint-Antoine, j’ai entendu deux vieux messieurs parler de ces jours-là — de ce qui constituait le moment le plus lumineux de mon rêve. L’un d’eux, pendant la crue, enfant de huit ans, le fils de l’un de ces ébénistes du quartier, avait « emprunté » une barque que quelqu’un avait attaché dans sa cour. Il était parti à l’aventure, de cour en passage, dans le labyrinthe que constitue le Faubourg. Tous les rez-de-chaussée avaient disparu sous l’eau et rapidement il n’avait plus rien reconnu. Perdu, il avait ramé pendant des heures, entrainé de-ci de-là par les courants. A la nuit tombée, un voisin l’avait reconnu et ramené à la maison où ses parents le croyaient noyé. Le vieux monsieur s’étonnait encore de ne pas avoir été battu.
Pour mesurer les crues de la Seine, on peut s’arrêter devant sur ce mur près de l’écluse du bassin de l’Arsenal, là où le canal Saint-Martin rejoint la Seine au sud de la place de la Bastille. Il y avait autrefois une échelle limnimétrique sur le pont d’Austerlitz (je ne sais pas si elle est encore visible).
On peut aussi observer la montée des eaux sur le zouave du pont de l’Alma : en 1910, plus de zouave, même son chéchia était sous l’eau.
Un zouave ? Sous le pont de l’Alma ?
Les zouaves furent les soldats de l’armée d’Afrique, de 1830 à 1962. Des troupes coloniales françaises que soutenaient des troupes indigènes, les tirailleurs marocains par exemple.
Jusqu’à la Première guerre mondiale, l’uniforme des zouaves était particulièrement élaboré et haut en couleurs : il comportait une coiffe arabe dite chéchia — bonnet de feutre rouge, agrémenté d’un gland à franges — associé à un turban de coton blanc. La bedaïa, veste-boléro de forme arabe, en drap bleu foncé avec passepoils et tresses garance, était portée sur le sédria, gilet arabe sans manche en drap bleu foncé avec des tresses garance. Le pantalon arabe ou sarouel, rouge lui aussi, était très ample. La ceinture de laine bleu indigo était destinée, dit-on, à tenir les intestins au chaud pour lutter contre la dysenterie — singulière médecine. Cette ceinture mesurait 40 centimètres de large et quatre mètres de long : pour la mettre, les zouaves devaient s’aider mutuellement. À l’ensemble s’ajoutaient enfin de hautes guêtres. Rouge, bleu indigo, bleu nuit — des couleurs qui attiraient le regard des peintres.
Pas seulement les peintres. Dans l’imaginaire national, les zouaves et leur tenue si orientale et romantique étaient à la fois les guerriers les plus exemplaires et les plus excentriques. On dit encore « faire le zouave » de quelqu’un qui se donne en spectacle et se conduit comme un idiot. D’ailleurs, sur le dernier de ces autochromes de Jean-Baptiste Tournassoux réalisés entre 1914 et 1916, au moment d’ailleurs où ils vont abandonner leur étrange costume, c’est bien l’impression que donnent ces zouaves.
Au Second empire, les zouaves vont être utilisés hors des colonies, notamment lors de la guerre de Crimée. Là, à la bataille de l’Alma en 1854, le 3e régiment de zouaves prit les Russes par surprise en gravissant des escarpements rocheux pour s’emparer de leur artillerie et la retourner contre eux. Deux ans plus tard, l’empereur Napoléon III inaugura le pont de l’Alma dont les piles étaient décorées de quatre statues monumentales : un zouave et un grenadier sculptés par Georges Diebolt côté amont, un chasseur à pied et un artilleur sculptés par Auguste Arnaud côté aval. Quand le pont a été reconstruit entre 1970 et 1974, les statues ont été dispersées et seul le zouave est resté là.
Carte postale allemande, antérieure à 1914, montrant les défenses de Paris. La redoute de Gravelles apparaît comme une ligne rouge au sud-est de la ville.
Le chasseur a été installé sur la redoute de Gravelles, dans le bois de Vincennes, entre les forts de Charenton et de Nogent, un reste des fortifications de Thiers bâties autour de Paris en 1841 — non pas sur l’enceinte proprement dite, aujourd’hui disparue, mais sur un maillon intermédiaire entre deux des seize forts. Le chasseur apparaît donc un peu comme le dernier protecteur de Paris contre les Prussiens, en quelque sorte — d’ailleurs, il veille au-dessus de l’autoroute de l’Est, le regard vers l’Allemagne (hum, déplacé là en 1970, cent ans après la guerre franco-prussienne, ça ne peut pas être un hasard).
C’est donc un zouave de l’armée d’Afrique, un soldat colonial de ces terres sèches d’Algérie qui, aujourd’hui encore, mesure la montée des eaux à Paris. Un de ces soldats qui représentait la France de l’Atlas aux Aurès, de la Mitidja au Sahara, en tous ces points du monde qui n’évoquent souvent — à tort évidemment — que chaleur et poussière. Un de ces points du monde où les rivières, les oueds, ne charrient sur quelques kilomètres qu’un mince filet d’eau avant de se perdre dans les sables.
Isabelle Eberhardt est morte noyée dans le Sahara en 1904.
Fille illégitime d’une aristocrate russe et du précepteur de ses premiers enfants, philosophe et polyglotte, arménien et anarchiste, Isabelle Eberhardt a grandi en Suisse dans cette famille peu conventionnelle avant de venir s’installer en Algérie à l’âge de 20 ans, en 1897. Elle parlait français, allemand, russe, italien, arabe, latin — et un peu d’anglais, un peu de grec.
Fascinée par l’islam, elle décrivit la révélation comme une explosion en elle : « Je sentis une exaltation sans nom emporter mon âme vers les régions ignorées de l’extase ». Habillée en homme, elle partit vivre parmi les kabyles des Aurès avant de se convertir. Un temps, elle a vécu en nomade, le crâne rasé, et parcourut les immenses étendues sahariennes vers le sud constantinois à la manière des soldats bédouins. Devenue ainsi Si Mahmoud Saadi, un jeune taleb voyageant pour s’instruire (mais porteur d’un passeport russe au nom d’Isabelle de Moerder), elle publia ses carnets de voyage, des récits, et travailla comme journaliste.
Elle rejoignit la confrérie soufie des Qadiriyya, très impliquée dans le soutien aux plus démunis comme dans la lutte contre les injustices de la colonisation. Son mariage avec Slimane Ehnni, un sous-officier des spahis (corps de cavalerie indigène), musulman de nationalité française, fit scandale — mariage selon le rite musulman seulement, avec la Fatiha. L’armée française leur refusa d’abord le mariage civil et ordonna à Isabelle de quitter l’Algérie, estimant que son mode de vie était un facteur de troubles. Le mariage, autorisé en 1901, lui permit d’obtenir la citoyenneté française.
Elle rentre en Algérie et va vivre dans le Sud, méprisée, espionnée, calomniée par les colons : elle est « l’étrangère », la « scandaleuse ». A Behima, elle est attaquée au sabre par un homme qui l’accuse d’espionnage et la blesse sévèrement.
Elle écrit alors : « la fièvre d’errer me reprendra, et je m’en irai ; oui, je sais que je suis encore bien loin de la sagesse […] Au fond, cela serait la fin souhaitable quand la lassitude et le désenchantement viendront après des années — finir dans la paix et le silence de quelque zaouïa du Sud, finir en récitant des oraisons extatiques, sans désirs ni regrets, en face des horizons splendides ».
Elle collabore au journal arabophile El Akhbar. C’est ce journal qui l’envoya fin 1904 comme reporter de guerre à Aïn Sefra vers la frontière marocaine. Là, le 21 octobre 1904, l’oued se transformait en torrent furieux et la ville basse fut en partie submergée. Arrivée seulement la veille dans la ville, Isabelle Eberhardt périt à 27 ans dans l’effondrement de sa maison.
On meurt toujours dans les eaux de l’oued Sefra. A Aïn-Sefra, pendant la nuit du 22 au 23 octobre 2000, la crue du cours d’eau qui traverse la ville a englouti en quelques instants la ville basse au pied du ksar et l’a recouverte de sable, d’eau et d’une boue cuivrée, dévastatrice et meurtrière.
A Aïn Sefra, comme le montre l’image du Petit journal illustré du 6 novembre 1904 qui accompagne l’article sur les événements, la légion est intervenue — en pantalon rouge — mais aucun zouave ne s’est mouillé les pieds.
« L’orage épouvantable qui a récemment éclaté sur la région d’Aïn-Sefra a eu les plus terribles conséquences.
Une trombe d’eau s’est déchaînée sur la ville et les environs et la pluie est tombée avec une telle abondance que l’oued Sefra, qui en temps ordinaire n’est qu’un modeste ruisseau, a grossi tout à coup et, sortant de son lit, s’est rué sur le village en emportant un grand nombre de maisons.
L’inondation s’est produite si soudainement que les habitants n’ont pu la prévoir et que, la plupart d’entre eux n’ont pas eu le temps de prendre la fuite. Quatorze indigènes et douze Européens ont été victimes de la catastrophe.
Parmi les disparus se trouve aussi une femme écrivain d’un réel talent, Mme Isabelle Eberhardt. Séduite par les charmes de la vie libre, Mme Eberhardt avait, depuis de nombreuses années, élu l’Algérie pour sa patrie. Vêtue du burnous et coiffée du turban, parlant fort bien la langue arabe, elle se mêlait aux tribus, écrivant des études de mœurs, des nouvelles sur la vie arabe, avec une observation très juste et un style très pittoresque.
Si les victimes de cette terrible inondation n’ont pas été plus nombreuses encore, c’est grâce au dévouement des soldats de la garnison d’Aïn Sefra, qui, sous la conduite de leurs officiers, ont combattu le fléau avec un courage et une activité dignes des plus grands éloges. L’un d’eux a péri en portant secours aux habitants. »
No hay comentarios:
Publicar un comentario