À la recherche d'Adolf Guttmann (2) : vers la fortune


Album de famille:
Alba 1867
Pretoria, 1880
Pretoria, 1885
Pretoria, 1890
Hong-Kong, 1897
Marseille, 1900
Paris, 1904
Valenciennes, 1918
Buenos Aires, 1930
Partie précédente
Retrouver un homme sans visage, un homme sans mots, un siècle après sa disparition.
Un homme dont on peut juste imaginer la silhouette d’adolescent quittant sa maison à Varsovie.
Puis sur la route, sur les mers.
Et ailleurs, loin.
Toujours étranger, chez des étrangers.
De plus en plus loin.


У отца совсем не было языка, это было косноязычие и безъязычие. Русская речь польского еврея? – Нет. Речь немецкого еврея? – Тоже нет. Может быть особый курляндский акцент? – Я таких не слышал. Совершенно отвлеченный, придуманный язык, витиеватая и закрученная речь самоучки, где обычные слова переплетаются с старинными философскими терминами […], причудливый синтаксис талмудиста, искусственная, не всегда договоренная фраза – это было все что угодно, но не язык.

Осип Мандельштам, Шум времени
Ce que mon père parlait n’était pas une langue, mais un bredouillement, un mutisme. Le russe d’un Juif polonais ? Non. D’un Juif allemand ? Non plus. Peut-être l’accent particulier de Courlande ? Je n’en ai pas entendu de semblable. Une langue complètement abstraite, inventée, la parole alambiquée, tordue, d’un autodidacte, où de désuets termes philosophiques […] s’entremêlaient aux mots de tous les jours, une bizarre syntaxe de talmudiste, une phrase artificielle pas toujours menée à terme — c’était tout ce qu’on voudra sauf une langue.

Ossip Mandelstam, Le Bruit du temps

Alors que je me fraie un chemin dans les documents sud-africains, je m’interroge. Quelle langue, quelles langues, cet homme parlait-il, Adolf Guttmann, le grand-père de ma grand-mère ? le polonais ? le russe ? l’anglais de Sheffield ? l’afrikaans ? l’allemand ? le yiddish ? Et avec qui ?

Carte de la partie européenne de l’Empire russe avec les différentes frontières de la Pologne selon les partages. Keith Johnston’s General Atlas, Edinburgh, 1861

Un chemin.
On suit du doigt la ligne frontière entre la Prusse et l’Empire russe, on remonte vers le Nord-Est. De Kalisz, on glisse jusqu’à Novemiasto dans la région de Kovno, juste à mi-chemin de Memel et de Tilsit. Très à l’Est de Kalisz.

Comme souvent, les riches laissent derrière eux plus de traces que les pauvres — même quand les riches ont commencé leur vie dans la misère : de la vie d’Adolf Guttmann, il ne reste pas grand chose mais de celle de l’un de ses alliés et parents, celui à qui la fortune a souri, il y a suffisamment paraît-il pour remplir un musée et je veux croire que, la fortune mise à part, leurs parcours se sont longtemps ressemblés.

Samuel Marks est né en Lituanie en 1844 à Žemaičių Naumiestis. Comme Kalisz dont Adolf Guttmann était originaire, Naumiestis, dont plus de la moitié de la population était juive au milieu du XIXe siècle, se trouvait à la fois dans la Zone de résidence et juste sur la frontière entre l’empire russe et la Prusse.

Le père de Samuel, Mordechai Feit Marks, était un tailleur itinérant chargé de sept ou huit enfants, très pauvre, et Samuel n’a pas eu d’autre instruction que celle reçue au Heder. A douze ans, il n’échappe au risque de la conscription établie dans la Zone pour les enfants juifs par le tsar Nicolas 1er en 1827 que parce que cette conscription vient d’être abolie quelques mois plus tôt par Alexandre II. Vers l’âge de seize ans, il suit la route usuelle pour quitter Neustadt : le commerce des chevaux.
Il va ainsi accompagner un convoi de bêtes à travers l’Europe jusqu’en Angleterre et il se retrouve en 1861 à Sheffield où il devient colporteur. Il est engagé par la suite par la maison Guttmann Brothers de Sheffield (par les oncles d’Adolf donc) qui l’envoie en 1868 en Afrique du Sud avec son cousin Isaac Lewis.

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Comme de nombreux immigrants juifs à cette époque, Sammy Marks et Isaac Lewis deviennent marchands itinérants : un temps, ils ont arpenté les rues du Cap à la recherche de clients pour leurs bijoux de pacotille et leurs couteaux de Sheffield. Plus tard, ils vont avancer à l’intérieur des terres, allant de ferme en ferme vers le Transvaal à la suite des pionniers, dans un chariot tiré par une mule : Marks et Lewis sont alors ce qu’on appelle là-bas des smouses — ou des hawkers, ces colporteurs qui vendent à la criée — tout comme le sera Adolf Guttmann dix ans plus tard.

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Puis avec la découverte des mines de diamants en 1869, tout change. Marks et Isaac quittent Le Cap pour Kimberley avec un chariot chargé de matériel et vont fournir aux mineurs l’outillage dont ils ont besoin ainsi que des provisions ou du tabac — et les mineurs vont les payer le plus souvent en petits diamants.
La fortune est là : ils s’associent à la French Diamond Mining Company puis, avec l’aventurier hongrois Hugo Nellmapius, ils vont fonder la première usine du Transvaal, De Eerste Fabrieken, qui sera une distillerie de grains. Nellmapius, Marks et Lewis auront alors le monopole de la fabrication d’alcool au Transvaal pour quinze ans. Quelques années plus tard, en 1886, ils suivent la ruée vers l’or vers l’Est du Transvaal et fondent la African and European Investment Company, une entreprise financière chargée de la gestion des intérêts des différentes mines d’or — Marks et Lewis comptent désormais parmi les hommes les plus riches d’Afrique du Sud.

Sammy Marks (cinquième à partir de la droite) sur le chantier du chemin de fer qui devait relier l’État libre d’Orange et le Transvaal en mai 1892. Au centre, le président Kruger.

Sammy Marks devenu milliardaire va fonder la ville de Vereeniging sur le site de mines de charbon près de Johannesburg. Il y développe des fabriques, des moulins, des usines. Il y bâtit une large synagogue puis une autre à Pretoria, il finance les organisations caritatives et prend la tête de sa communauté — les communautés juives du Transvaal, composées de juifs d’Europe de l’Est, rompent alors avec les synagogues « anglaises » du Cap, bien plus anciennes, pour constituer leur propre congrégation.

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Non seulement il fait bâtir la première synagogue de Pretoria, mais il fait construire (ou restaurer) la synagogue de sa ville natale pour le montant fabuleux de 1000 £ qui y est apparu comme « une somme fabuleuse ». Cette histoire va inciter de nombreux jeunes juifs de Lituanie à rejoindre l’Afrique du Sud — environ 40.000 juifs d’Europe de l’Est, notamment de l’empire russe, ont émigré en Afrique du Sud entre 1880 et 1910 dont 70 % de Lituaniens, principalement de la région de Kovno, en général via l’Angleterre (comme Isaac Lazarus qui a commencé par le commerce de détail avant de se lancer dans l’agriculture intensive et devenir le Roi du maïs). Par comparaison avec la situation qu’ils avaient connue en Russie tsariste, le Transvaal apparaît à ces juifs comme un havre de liberté même si la constitution de la république, en affirmant le caractère calviniste du territoire, restreignait les droits des blancs naturalisés, les Uitlanders, qui ne seraient pas protestants — les noirs étant quant à eux exclus de tous droits. Le yiddish sera d’ailleurs reconnu comme langue de l’Union à partir de 1906.

La synagogue de Naumiestis aujourd’hui

Encouragés eux aussi par cette réussite sans doute, les Guttmann de Sheffield envoient alors en Afrique du Sud vers 1880 au moins deux de leurs fils, les deux cousins Joseph, et avec eux, le cousin Adolf (né Joseph) venu de Varsovie en Angleterre à une date indéterminée — l’un des deux Joseph au moins sera par la suite associé aux affaires de Sammy Marks.

En attendant, comme Marks avant eux, ils deviennent colporteurs pour commencer, ou à une échelle plus favorable, marchands itinérants avec un chariot bâché, on ne sait, mais ils vendent toujours des couteaux et des bijoux de fantaisie. Je les imagine comme nombre de ces colporteurs juifs se lancer dans le commerce des plumes d’autruches à une époque où ces plumes avaient au poids la même valeur que le diamant ! Ou pour le dire autrement, à une époque où un couple d’autruches valait le même prix qu’une synagogue en Lituanie — 1000 £.

Oudtshoorn, la capitale de l’autruche fut un temps connue des juifs de Lituanie sous le nom de « Jérusalem de l’Afrique ». La route qui y menait était surnommée Der Yiddishe Gass.

Voyageant entre Le Cap, l’État libre d’Orange et le Transvaal, les cousins Guttmann se sont dirigés vers la ville nouvelle de Johannesburg, fondée en 1886 lors de la ruée vers l’or, à quelques dizaines de kilomètres de Pretoria. Mais rien, vraiment rien, n’indique jusque là qu’ils aient pu faire fortune d’aucune façon.

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Enfin, la chance semble tourner pour Adolf et c’est presque un coup de théâtre !
Sammy Marks, âgé de 40 ans et milliardaire, décide de se marier et choisit pour femme la fille de celui qui l’a aidé à débuter dans la vie en lui confiant un éventaire de colporteur. Il épouse ainsi en 1884 Bertha Guttmann, la fille de Tobias l’horloger coutelier de Sheffield, âgée seulement de 22 ans et cousine germaine d’Adolf. Sammy Marks le milliardaire devient cousin par alliance d’Adolf…

Le vieux père du milliardaire, Mordechai, à défaut peut-être de venir rejoindre son fils au Transvaal, a fait le déplacement vers Sheffield pour le mariage. Il est assis aux côtés de trois des enfants Guttmann : les filles restent debout, même sa future bru Bertha (au centre avec son lorgnon) tandis que le fils s’est assis — sans doute est-ce Joseph, le futur associé de Sammy Marks, celui des cousins d’Adolf qui va se lancer dans de ténébreuses affaires autour d’une usine de confiture (He is a little bit favored by Mr. Samuel Marks but a more hypocritical scoundrel I have never met, dira plus tard un de ses concurrents). Dans l’angle à gauche, une photo de Mordechai jeune avec un enfant dont on peut imaginer qu’il s’agit d’un futur grand homme.

Et Adolf, cousin par alliance du grand homme, pourrait enfin marcher vers la fortune à son tour, il pourrait lui aussi être associé à de troubles affaires de confitures ou de diamants, de plumes d’autruches ou de charbon, de chemins de fer ou d’alcool de grains — mais dans la vie, rien n’est jamais si simple.

Ce qui est simple en revanche, c’est de se marier.
Sans faire d’erreur.
Ne plus être seul.

(photos Roman Vishniac)

Continuation: À la recherche d’Adolf Guttmann (3): mariages

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