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Pour cela, depuis la grand-place d’Ispahan, le Naghsh-e Jahân, il faut descendre tout droit vers le sud : l’avenue qui traverse les jardins coupe la rivière à angle droit. Ces quatre jardins d’époque safavide qui prolongent les palais, les Chahâr Bâgh, dessinent dans la ville comme une figure du paradis.
Plan du Maidan-e-Shah (ou Maidan-e Naqsh-e Jahan — la place de l’image du monde) et de ses prolongements bâtis entre 1590 et 1602 par Bahaʿ ad-Din al-ʿAmili pour Shah Abbas à Ispahan. On repère sur le plan les différents axes d'un urbanisme essentiellement palatial — le reste de la ville n’étant alors qu’un agrégat désordonné de constructions. A l’orthogonalité des places, palais, canaux et jardins s’oppose l’étrange courbure du bazar qui s'étirait vers la vieille ville que dominait l’ancienne Mosquée du Vendredi. Le quartier arménien de Jolfa fut construit dans les années qui suivirent de l’autre côté de la rivière, au sud-ouest de la cité.
Sous ces allées ombragées, le long des allées, au pied des fontaines, vous croisez des gens qui vous regardent, qui vous sourient, qui vous parlent. Des jeunes filles jouent au ballon sous les arbres, les vieillards se reposent dans l’herbe, les enfants courent. Un homme dont je n’ai pas cessé de croiser la route m’a demandé chaque jour s’il pouvait se faire photographier avec moi. Et tous les jours, quelqu’un nous a photographié avec mon appareil, pour une photo qu’il ne regardait pas, qu’il ne verrait jamais, sa main sur mon épaule et un sourire crispé sur les lèvres.
Tout près de là, j’arrivais à la hauteur de travaux devant lesquels se tenait un groupe d’ouvriers, sur le trottoir. Au moment où j’allais les croiser, l’un d’eux s’est détourné du groupe, une tranche de pastèque à la main et me l’a tendue. Il n’a rien dit, je ne suis pas sûre même qu’il m’ait souri ni même regardée.
Juste le geste du bras qui s’écarte et se tend vers moi, le rouge sang de la pastèque, la rue ensoleillée avec des arbres bas, le fossé profond comme une tranchée où au printemps doit courir un ruisseau. En août, il n’y avait au fond que des feuilles mortes.
Arrivée à la rivière, l’avenue débouche sur l’un des plus beaux ponts de la cité, le « pont aux trente-trois arches » ou Si-o-Se Pol, bâti par le grand vizir de Shah Abbas, le Géorgien Allahverdi Khan, en 1608. Mais en août 2013, pas une goutte d’eau ne passait sous ces arches.
Personne n’a réellement pu m’expliquer où était passée la rivière : un mois plus tôt, elle était là, des amis pouvaient en témoigner, les promeneurs sur le rivage pouvaient me l’assurer. Peut-être, peut-être avait-elle été détournée pour arroser une autre ville me suggéra un jeune homme. Qui sait ?
Au-delà, sur la rive sud, il faut traverser des quartiers modernes pour rejoindre ce qui ne fut autrefois qu’un faubourg, une ville à côté de la ville, la Nouvelle Jolfa.
Vue d’Isfahan. Adam Olearius, Vermehrte Newe Beschreibung Der Muscowitischen und Persischen Reyse (Schleswig, 1656)
La porte du palais et la salle d’audience. Nicholas Sanson, The Present State of Persia… (London, 1695)
La grande entrée du bazar. Jean Chardin, Sir John Chardin’s Travels in Persia (London, 1720); Les Voyages (Paris, 1811)
Jolfa, au bord de l’Araxe, ce fleuve qui sépare là l’Iran de l’enclave du Nakhichevan, Jolfa n’existe plus. Le cimetière transformé en terrain de tir il y a une quinzaine d’années par l’armée azerbaïdjanaise était de toute façon tout ce qui restait de la ville.
La destruction remonte bien plus loin dans le temps, quand Shah Abbas prit Erevan en juin 1604 et marcha sur Kars. Là, ne pouvant tenir face aux armées ottomanes, il dut se replier et imposa la politique de la terre brûlée sur les régions au sud du Caucase puis il ordonna la déportation des populations vers l’Iran.
Toutes les villes, dont Jolfa, furent alors rasées et la population toute entière, 400.000 personnes peut-être, forcée de passer l’Araxe. Au printemps suivant, les Arméniens furent répartis sur plusieurs régions dont Gilān et Māzandarān, au nord, ainsi que sur les régions rurales situées entre Ispahan, Shiraz et Hamadān.
En 1606, alors que Shah Abbas venait de lancer la construction d’Ispahan, il invita les artisans de Jolfa à s’y installer pour en être les maîtres d’œuvre — et ce fut ainsi toute la population de Jolfa qu’il déplaça à Ispahan — peut-être 75 000 personnes, peut-être davantage. Il avait mesuré que la confiance des Arméniens de Jolfa, maîtres du commerce de la soie au Levant, serait essentielle à l’intégration de la Perse dans le commerce international si on plaçait celui-ci sous leur contrôle. Leur savoir de négociants enrichirait les caisses de l’État safavide tandis que leurs profits ramèneraient des capitaux en Perse. Ainsi, parmi tous les déportés du Caucase, les Arméniens de Jolfa furent les mieux traités. Shah Abbas leur laissa le temps de rassembler leurs biens avant de détruire la ville, ils reçurent des moyens de transport et purent passer l’hiver à Tabriz. A leur arrivée à Ispahan, ils purent immédiatement se mettre à bâtir sur la rive droite du Zāyandarud ce qui allait devenir la Nouvelle Jolfa et Shah Abbas les autorisa à posséder leurs propres terres. Douze ans plus tard, le voyageur italien Pietro Della Valle (1586-1652) décrivait un quartier de vastes maisons entourant une dizaine d’églises. Sur l’autre rive, à Ispahan même, les Arméniens avaient construit six autres églises.
Ce ne sont pas seulement les églises qui montrent l’importance de la communauté arménienne en ce début du XVIIe siècle : dès janvier 1607, les Arméniens étaient en mesure d’organiser une large procession à travers la Nouvelle Jolfa à l’occasion des fêtes de Noël et de l’Épiphanie. Parmi les milliers de participants menés par deux cents membres du clergés en grande tenue avec croix et bannières, chantant les hymnes, il y avait non seulement une foule d’Arméniens mais aussi des dignitaires safavides et des personnalités étrangères. Pour ma part, la scène qui me vient à l’esprit sort tout droit d’un tableau — j’hésitais, Carpaccio ? Bellini ? Oui, l’architecture que dessine Gentile Bellini derrière sa prédication de saint Marc trouve sans doute son origine dans les bâtiments qu’il a pu voir à Constantinople quand il y était l’invité de Mehmet le Conquérant, en 1479. Les montagnes au fond semblent plus à leur place en arrière-plan d’Ispahan qu’à Alexandrie. Les turbans, les hautes coiffures des femmes, la pourpre et la soie, la girafe au pied du palais, tout évoque cet Orient rêvé dont Ispahan est la perle.
A la Nouvelle Jolfa, les 10.000 chrétiens étaient donc isolés de leurs voisins musulmans alors qu’à Ispahan même où vivaient également environ mille familles arméniennes la cohabitation était beaucoup plus tendue : les églises, la sonnerie des cloches, la plantation de vignes offensaient les musulmans qui obtinrent l’expulsion des Arméniens de la ville d’Ispahan vers ses faubourgs sous le règne de Shah Abbas II (1642-66). La Nouvelle Jolfa s’agrandit donc de sept nouveaux quartiers : Tabriz, Gâvrâbâd, Šamsâbâd, Gask, Kʽočʽēr, Laragel et Erevan. L’ensemble s’étendait de part et d’autre d’une longue avenue orientée est-ouest, coupée de neuf rues nord-sud qui dessinaient une vingtaine de domaines, ensembles de ruelles et de cours dont le portail principal était fermé la nuit et que commandaient les familles nobles de la ville. Les chefs de ces familles commandaient à la communauté.
La loi islamique reconnaissait aux Arméniens, en tant que chrétiens, les droits de toute minorité monothéiste (ahl al-ketāb) ce qui leur accordait des droits personnels et publics y compris la liberté de culte tant qu’ils payaient une taxe personnelle (capitation ou jezya). La sécurité des lieux à la Nouvelle Jolfa était assurée par un chef de police musulman (dāruḡa) dont la tâche principale était la perception de cette capitation. Il devait aussi veiller au maintien de l’ordre et était chargé tant des affaires criminelles que des conflits entre chrétiens et musulmans.
Un demi-siècle plus tard, en 1686, le voyageur français Jean Chardin, orfèvre huguenot, a vécu des années à Ispahan. Il décrit longuement Ispahan dans ses Voyages de monsieur le chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient qu’il complète en 1711. Dans le troisième volume du récit de ses voyages, consacré à l’architecture de la ville, Jean Chardin décrit précisément chaque quartier de la ville, dont le bourg de Julfa.
Selon lui, la Nouvelle Jolfa rassemblait près de 30.000 habitants. Au sommet de cette population, selon lui, on trouvait les dignitaires religieux et la noblesse — les vingt plus riches familles de la communauté, princes (išxān), grands seigneurs (malek ou beg) et seigneurs (paron ou āqā) dont le reste de la population étaient les clients au mieux, les serviteurs pour les plus pauvres.
En dessous dans l’échelle sociale, les marchants ordinaires — indépendants ou non des grandes familles — et les artisans d’art — peintres, orfèvres et joailliers, sculpteurs, enlumineurs et scribes, horlogers — qui travaillaient dans de vastes ateliers.
Tout en bas, on trouvait les artisans plus ordinaires, tous ceux qui travaillaient à la construction et à l’ornamentation des bâtiments, les ouvriers, les domestiques.
Les négociants de la Nouvelle Jolfa entretenaient tout un réseau d’agents, principalement en Inde et en Asie du Sud-Est. En effet, ils faisaient autant le commerce de la soie brute que celui des étoffes de coton. La route la plus frappante à mes yeux, la plus improbable aussi, est celle qui, en remontant la Volga, reliait Ispahan à Amsterdam en passant par Arkhangelsk.
On trouvait dit-il autrefois à la Nouvelle Jolfa plus d’une dizaine d’églises, des écoles, des scriptoriums. Il y eut plus tard des imprimeries, des journaux, des bibliothèques : la ville fut longtemps au cœur de la production de livres en arménien d’où les nombreux scribes et enlumineurs. Le Primat de l’Église arménienne d’Ispahan, Xačʽatur Kesaracʽi, invité à Lemberg en 1629 lors d’une dispute théologique au sein de la communauté arménienne du royaume de Pologne, en rapporta la première presse d’imprimerie et l’installa au monastère du Sauveur en 1636 — comme en témoignent les manuscrits ci-dessous, exposés au petit musée de l’église du Sauveur.
Au début du XVIIIe siècle, la situation des Arméniens d’Ispahan changea de manière dramatique. La pression économique, les tensions religieuses liées pour une part à la présence de missionnaires catholiques portugais et italiens assez agressifs poussèrent une bonne part des marchands arméniens au départ. Le coup d’arrêt majeur pour la communauté arménienne est venue lors de l’invasion afghane de 1722 quand les afghans dévastèrent la Nouvelle Jolfa, provoquant un exode en masse des Arméniens. Une part de leurs descendants, ceux qui n’ont pas quitté l’Iran non plus après la révolution de 1979, vivent toujours dans le faubourg qui leur avait été réservé par Shah Abbas.
Aujourd’hui, dans l’après-midi torride, les boutiques ont baissé leur rideau et tout paraît désert. Même si le quartier reste paraît-il largement peuplé d’Arméniens, les signes en sont discrets — quelques enseignes, un menu dans la devanture d’un restaurant fermé.
Des seize églises qui subsistent, seule la cathédrale, l’église du Sauveur ou kelisa-e Vank, achevée entre 1655 et 1664, reste consacrée. Les mêmes architectes arméniens ont sans doute tracé les plans de cette église et des mosquées sur l’autre rive. A Ispahan, les églises se fondent dans la ville et leur architecture a peu à voir avec celle des églises de l’Arménie historique : briques de terre crue, coupole persane légèrement renflée, décor d’arcs brisés.
L’extérieur de l’église parait d’autant plus sobre que l’intérieur est extrêmement — exagérément ? — décoré. Les murs et la voute sont couverts de carreaux de céramique vernissée, la coupole bleu et or évoque les coupoles des mosquées safavides tandis que les arcs offrent des figures d’anges imbriquées dans un motif floral. Sur les murs, aux côtés de représentations de la vie du Christ, des tableaux représentent des scènes de martyres infligés à des Arméniens dans l’empire ottoman — bien loin de la pacifique et accueillante Perse. Dans un coin, un vieux monsieur à lunettes, un gardien sans doute, se penche sur son journal. Il baille, se lève, s’en va bavarder à l’ombre des arbres. Des oiseaux, des mouches. Une petite fille les yeux grands ouverts.
L’entrée et les couloirs, sans doute parce qu’ils n’ont pas été rénovés avec la même vigueur, semblent plus accueillants et propice à la méditation. Ils sont peints à fresque de motifs issus de la tradition miniaturiste persane, le long des murs, sous les piliers et dans le passage — là où s’alignent quelques tombes et monuments funéraires. Le petit cimetière dans la cour comporte des tombes beaucoup plus récentes.
Comme à Jolfa, les visiteurs étaient très peu nombreux. Quelques rares occidentaux, aucun des très nombreux touristes venus à Ispahan depuis les États du Golfe, non, surtout des Iraniens en famille — Iraniens ? Arméniens ? Qui sait ? Nul ici ne pose de question, le portail est grand ouvert sur la cour.
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