Une géographie, programme 1905


Combien d’enfants ont joué à se constituer des empires, allongés sur le tapis, déplaçant leurs soldats de plomb sur les jardins de laine depuis le jardin d’Eden jusqu’à Gog et Magog, sur les fleuves de soie bleue, de l’Indus au Nil et du Danube à l’Oxus. Des voyages d’enfants à la dimension d’une chambre où bureau et fauteuil figurent des montagnes, où la bande de parquet entre le tapis et le lit grouille de crocodiles auxquels on n’échappe que de justesse.

Atlas Vidal-Lablache, édition 1914

Jules Verne, La Jangada, illustré par Léon Benett, 1881

Combien d’enfants sages ont rêvé sur leur atlas, assis à leur bureau, rêvé de terres à découvrir, de fleuves à remonter, de forêts à explorer et de peuples à rencontrer. Ils ont lu Jules Verne et rêvé de descendre l’Amazone ou de descendre dans les profondeurs de la Terre, prisonniers du lacis des gravures comme des couleurs sucrées des cartes.

Combien de sages adolescents, au moment de réviser leurs examens, se sont oubliés devant une illustration de leur manuel de géographie et se sont vus arpenter le Tibet à dos de yack, planter du café en Équateur, vendre des armes à Harare ou prendre l’habit de jésuite à Xi’an.


Alors qu’il entamait son année de Terminale dans un lycée parisien en octobre 1912, mon grand-père ne se doutait pas qu’il serait mobilisé trois ans plus tard et que sa géographie intime se dessinerait pour le reste de ses jours à Verdun.

Tout au plus, peut-être, rêvait-il de chercher l’aventure quelque part entre Beyrouth et Damas, ce qu’il ferait.

Son manuel de géographie, « les grandes puissances mondiales », décrit la Grande-Bretagne et ses colonies, la Belgique et le Congo, les Pays-Bas et les Indes néerlandaises, l’Empire allemand et « son expansionnisme », l’Empire austro-hongrois, l’Italie, les Etats-Unis, et enfin la Chine et le Japon en un seul chapitre. Un manuel d’une grande tenue, plein d’informations et de commentaires — et qui à sa façon prépare de futurs soldats.

Si les Atlas et Géographies illustrées ont fait tant pour donner le goût des voyages, combien triste apparaît ce manuel avec ses images grises. Mon grand-père n’y a presque rien souligné : seulement à quelques lignes d’intervalle, dans le chapitre sur l’Autriche-Hongrie, les deux noms d’une même ville, Lwow et Lemberg. C’est tout. Est-ce d’abord la magie des noms qui, après le rose, le bleu et le vert pâle des cartes, invite au voyage ? Lwow et Lemberg, Tomsk, Irkoutsk, Arizona, Tachkent et Mandalay, Buenos Ayres, Kyoto et Nagoya, Zanskar, Padang, Calcutta ou encore cet « Evamkoyo, par 3° de lat. Nord », pas si loin (tout est relatif) du point où Stanley avait retrouvé Livingstone.

Atlas Vidal-Lablache, édition 1914


Dr. Livingstone, I presume

De l’Europe, les photos du livre montrent surtout des usines — rien qui donne vraiment envie de partir. Les pays neufs du continent américain, les colonies d’Afrique et surtout d’Asie sont représentés en revanche de la façon la plus variée : paysages, villes, ports ou voies ferrées, moyens de transports divers, hommes et femmes au travail.

Pourtant, plus que les photos, ce sont certaines des légendes qui sont comme des brèches dans le sérieux du livre et offrent du rêve et un avant-goût de l’aventure à venir. Il y a le Grand cañon du Colorado : « cette grande vallée, d’aspect si grandiose, a beau trancher très profondément le plateau : elle n’est qu’une vallée jeune et la rivière qui scie, qui enfonce son lit dans la masse des roches, n’est qu’au début de son cycle d’érosion » sans que rien ni dans le texte ni évidemment sur le cliché n’indique l’extraordinaire jeu des couleurs dans la roche ; et le cañon del Muerto, vu de l’une des « grottes de la falaise où les indiens avaient souvent établi leurs habitations troglodytes » — ces indiens Anasazi et leurs villes labyrinthes accrochées à la verticale de la roche, leurs pétroglyphes, leur exode et leur disparition mystérieuse au xive siècle, toute une civilisation dont la photo ne dévoile que l’absence et dont aucun lycéen ne saura jamais l’histoire. Étrangement, le commentaire rajoute « paysage désertique » quand la photo, dans la crudité de ses contrastes, semble se suffire à elle-même.

D’autres images encore ne montrent du monde extra-européen que des espaces désertiques et peu engageants : les « rapides de l’Oubangui, avec nasses et engins de pêche » mais sans qu’aucun pêcheur ne se profile devant un horizon bordé de quelques arbres isolés qui n’évoquent que très peu la forêt équatoriale ; les yourtes kirghizes, bulles grisâtres sur un fond de montagnes désolées, « le tout se dresse en quelques minutes et fait la charge de deux chameaux ». Rien d’autre de Tachkent qu’une vue déprimante sur des toits de terre « à demi perdus dans la verdure », à peine identifiable dans la grisaille de la page, une ville dont « les rues courent, étroites et sales, entre deux murailles de terre battue et de pisé ». Seule concession à l’imagination, « çà et là de sordides bazars ou marchés à tout vendre » dont seul un lycéen français familier de récits de voyages eut pu deviner l’empilement de tapis et d’esclaves, de derviches hongrois et de sacs, d’armes et de soieries, d’ânes et d’épices au pied des mausolées et des madrasa.





Du monde extra-européen, le livre montre les bâtiments les plus emblématiques — comme des passages obligés de tout discours sur l’Asie. Car voici qu’apparaît l’Orient : la Grande muraille de Chine, « construite au iiie siècle avant J.-C. pour protéger la Chine contre les incursions des nomades, ne l’a pas empêchée d’être conquise en 1644 par une dynastie mandchoue : celle-ci a remplacé la célèbre dynastie des Ming et occupe encore aujourd’hui le trône impérial ». C’est un manuel imprimé vers 1907-1908. En octobre 1912, il n’y a plus d’empereur, le dernier, Puyi, âgé de six ans, a abdiqué le 12 février de cette même année. Le manuel associe une photo et un plan de la Cité interdite — le même plan que celui que montre en page d’ouverture René Leys, le roman chinois de Victor Segalen écrit entre 1913 et 1914 dont le personnage central, l’adolescent belge polyglotte René Leys, se rêve en membre de la Police secrète chinoise, en aristocrate et en mandarin, en amant de l’impératrice enfin, ayant ses entrées au palais, avant de mourir, vaincu par le poids de ses imaginations. Mais aucun lycéen, dans les années qui suivront, ne pourra lire René Leys, lors d’une accalmie quelque part sur le front, entre la Somme et l’Argonne, puisque l’œuvre ne sera éditée qu’en 1922. Il ne lui restera pour rêver à la Chine que ces petites images dépeuplées — à moins qu’il n’ait croisé ces photographies que prenaient voyageurs, aventuriers et missionnaires quand, comme René Leys, ils vivaient dans l’intimité des mandarins.




Epouses et concubines d’un fonctionnaire impérial à Hanzhong, photographie de Leone Nani, vers 1908

Un monastère tibétain dans la vallée de Zangskar, dans « cette immense étendue » où les sables et les vents « règnent en maîtres absolus », où les collines sont « toujours en mouvement », déplacées par les bouranes (tempêtes de sables) : alors, il peut faire « presque nuit en plein midi » — quelles régions du monde d’alors étaient porteuses de davantage de mystère que le Tibet ou le Turkestan chinois ? Sven Hedin y a voyagé quinze ans plus tôt ; Aurel Stein y arrive en 1900, en 1912 justement, il publie Ruins of Desert Cathay: Personal Narrative of Explorations in Central Asia and Westernmost China ; Paul Pelliot l’a atteint en train, via Moscou, Tachkent et Andijan en 1906, il est rentré de Dunhuang à Paris en 1909.


Une ville sibérienne, Tomsk, et ses trottoirs de planches voisine à quelques pages de distance, le château de Nagoya où « avant la révolution de 1868, chaque prince ou daïmio avait son château ou ses châteaux, et la ville capitale de la province renfermait un château fort (sirô) presque une ville à lui seul. Là résidait la suite du prince, les Kerai (fidèles), les Samouraï (hommes d’armes) et tous les vassaux ».



Ce sont aussi les villages du Bengale ou ces greniers à riz à Sumatra, une photo idyllique intercalée dans le récit d’une révolte indigène contre l’oppression hollandaise (indignation du géographe français).



Et puis il y a tant de moyens de transport exotiques ! S’imaginer rejoindre la gare de Touloun dans la province d’Irkoutsk sur le Transsibérien, la « voie la plus rapide de l’Europe à l’Extrême-Orient », malgré sa faible vitesse de 37 km/h « pour les trains de luxe à l’Ouest du Baïkal, elle descend à 20 en Mandchourie » — mais est-il beaucoup plus rapide aujourd’hui, après tout ? Ailleurs, ce sont une charrette à bœufs à Ceylan, toute petite sous les figuiers banians, un « traineau grand-russien », une chaise à porteur au Japon et un élégant chariot birman avec son attelage de zébus.






Ah, être sur la route et rencontrer des yacks et des zébus…

Dans ces pays lointains, certaines activités sont peu communes : le poisson sèche à Sakhaline, on marque le bétail dans la pampa. Plus mystérieux, des « chamanistes » sibériens sacrifient le mouton. Où sont donc les chamans parmi ces hommes sans tambours ni sonnailles qui regardent le photographe en levant leur verre ?




Si peu de visages dans tout ce livre — un Russe, un charretier birman et, étrangement, toute une série de Japonaises. Alors que le texte insiste sur la modernisation rapide du Japon, victorieux de la Russie en 1905, maître de la Mandchourie, les photos ne révèlent rien de l’industrialisation du pays et ne montrent que des activités traditionnelles réservées aux femmes : des paysannes cueillant des feuilles de thé, « Le thé d’Oudji est le meilleur et le plus apprécié des indigènes », des ouvrières occupées au dévidage des cocons du ver à soie. Une Japonaise enfin « au type fin » avec « ses porteurs au type grossier » — une femme qui ne travaille pas donc, alanguie dans sa litière, et des hommes qui, s’ils travaillent, sont d’un type inférieur et vont presque nus, des indigènes buveurs de thé. Nous ne saurons rien de plus sur ceux qui font du Japon un pays moderne. Ajoutons qu’ainsi, les seules femmes que montre ce livre sont des Japonaises, ce qui renvoie nos lycéens vers l’exotisme le plus conventionnel de ce début de xxe siècle, de Pierre Loti à Messager ou Puccini. Ou à La famille Fenouillard, une autre sorte de livre pour la jeunesse…





La Famille Fenouillard, Christophe, 1895

Voyages… « Un jour, moi aussi, je partirai ! », s’écrie le lycéen plein d’enthousiasme.

Rentrée des classes, 1er octobre 1912, les premières grues cendrées descendent vers le sud. Elles sont parties il y a quelques semaines de Suède, elles se sont regroupées sur l’île de Rügen, bientôt elles seront en Espagne, plus tard au Maroc. Aujourd’hui, elles survolent Verdun.

3 comentarios:

Effe dijo...

wonderful pics.
Reading your stories, Catherine, always means leaving for a voyage.

Dominique dijo...

Je suis particulièrement heureuse de vous lire en français.... sur ce sujet qui me parle fort. Merci beaucoup.

Studiolum dijo...

Tamás Deák a commenté dans la version hongroise:

Il ya un point très excitant et intéressant à ce poste, qui mérite une distincte investigation, à savoir l’indignation française sur les relations coloniales hollandaises.
Cette erreur politique se trouve également dans les romans de l’absolument humaniste Jules Verne: la violence des méthodes anglo-saxonnes / germaniques de type colonial, leur cruauté en face les indigènes, les considérant comme non-humains (pensons à la déclaration du major Mac Nabbs – qui se considère aussi comme «opprimé» – sur les indigènes et les singes dans Les enfants du capitaine Grant, qui a été pleinement acceptée à l’époque) – mais la colonisation française n’est jamais comme ça, elle est toujours une sorte de « mission culturelle ».
Je n’ai pas lu davantage sur ce sujet, mais c’est la deuxième fois que je rencontre cette erreur politique, qui semble donc avoir été une partie intégrante de la pensée française de l’époque. Je vais le rechercher un peu.
On pourrait penser que, après la Seconde Guerre mondiale – qui était essentiellement l’application des méthodes coloniales du 19e siècle en Europe même – la société européenne, ou, plus précisément, occidentale est venu à l’esprit, mais ce n’est pas ainsi. Non seulement parce qu’après la guerre ils ont immédiatement repris là où ils l’ont laissé dans les colonies, ou même en Europe (voir OEA), mais parce que même ceux qui ne vivent pas encore à celle époque le considèrent comme tout à fait normal.
J’ai eu la chance d’écouter un garçon nazi hollandais de vingt (!) ans sur ce sujet (oui, il était un vrai nazi dans le sens exact du mot, avec la différence que pour lui les musulmans étaient les «juifs»), qui a parlé tout à fait sans-gêne sur ce sujet, tandis qu’un indonésien était assis à côté de lui (qui plus tard lui a expliqué certaines choses …)