Il y a soixante-quinze ans, le 25 novembre 1937, L’Exposition internationale de Paris « Arts et techniques dans la Vie moderne » refermait ses portes. Pour la dernière fois avant la Seconde guerre mondiale, elle avait présenté un panorama du développement du monde, en particulier en Europe.
Les quatre emblèmes monumentaux érigés à l’entrée de l’exposition symbolisaient les Arts, Paris, la France et l’Industrie. Mais de même qu’il eut été difficile de ne pas voir dans la forme de ces emblèmes l’influence des standards impériaux allemands et italiens, de même l’organisation générale de l’exposition était déterminée par deux bâtiments : les pavillons de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique, l’un situé en face de l’autre.
La disposition des pavillons allemand et soviétique au centre même de l’exposition, opposés l’un à l’autre, était une idée des organisateurs français qui — comme le reflète la presse française de l’époque — étaient visiblement impressionnés par l’essor technique de ces deux empires au cours de la décennie précédente. Et les deux pavillons semblaient également s’accorder délibérément l’un à l’autre. Dans les deux cas, l’élément central était une tour imposante — respectivement 65 et 55 mètres de hauteur — couronnée d’une statue imposante : celle de l’Aigle germanique d’une part, et celle de l’Ouvrier et la Kolkhozienne de l’autre, devenus largement emblématiques depuis lors.
Les 150 mètres de long du pavillon soviétique s’élevaient progressivement sur les rives de la Seine. À son point culminant — selon les mots même de la sculptrice Vera Moukhina —, « un jeune homme et une jeune fille, les maîtres de la terre soviétique, symboles de la classe ouvrière et de la paysannerie des kolkhozes, élèvent bien haut les emblèmes de l’Union soviétique, le marteau et la faucille ». Cette sculpture faisait intégralement partie de la conception architecturale de l’ensemble dont l’auteur, Boris Iofan, écrivait :
« À mon avis, le pavillon soviétique se devait d’être une construction d’une hauteur triomphale qui exprime la croissance rapide et les accomplissements dynamiques du premier pays socialiste, tout autant que l’enthousiasme et la vitalité de notre époque, celle de la construction du socialisme… Je suis convaincu que cet engagement idéologique ne pouvait être accompli que par un mélange audacieux d’architecture et de sculpture… Je me figurais cette statue dans un métal brillant et lumineux, s’élevant droit dans les airs telle l’inoubliable Nike, la Victoire ailée du Louvre… »
Le bâtiment était couvert de marbre de Samarkand étincelant, et l’entrée sur la façade de la tour était ornée des armoiries de l’Union soviétique et de ses onze républiques — pour l’instant — ainsi que d’allégories de la vie soviétique. À l’intérieur, l’exposition était divisée en cinq sections. La première salle présentait la nouvelle Constitution stalinienne — sur laquelle nous reviendrons bientôt plus longuement — ; pour présenter le développement des sciences, de l’industrie et de l’économie, la deuxième salle s’appuyait sur une vaste carte de 22 m2 composée de dix mille pierres semi-précieuses et montrant la répartition des forces de production du pays ; la troisième était consacrée au arts, avec un hall d’exposition et une salle de cinéma de quatre cents places ; la quatrième décrivait le développement du passage du Nord-Est, Северный морской путь — sujet qui attend lui aussi un post séparé — ; et enfin, dans la cinquième section, la planification urbaine des villes soviétiques et le développement des villes modernes dans le pays.
L’image de la statue décorait également l’enregistrement de la chanson finale du film de propagande Цирк, réalisé juste un an plus tôt par Grigory Alexandrov : Vaste est mon pays, disque publié à la fois pour le vingtième anniversaire de la Révolution d’Octobre et en l’honneur de l’Exposition internationale. La chanson continua d’être présentée jusque dans les années 1980 comme un chant traditionnel russe dans les manuels obligatoires de cette langue, là où ces leçons étaient en vigueur. Ci-dessous, elle est chantée par la légendaire Lioubov Orlova, qui incarne dans ce film une artiste contrainte de fuir le racisme américain pour se réfugier en Union soviétique avec son enfant noir.
Les plus de dix mille tonnes d’acier et de pierre nécessaires à l’édification du pavillon allemand furent transportées par plus d’un millier de camions depuis Berlin — le pavillon devant être bâti « à partir du sol germanique sacré » et « seulement à partir de fer et de pierre germaniques ». Son concepteur, Albert Speer, écrit dans ses mémoires qu’il entra par hasard sur le chantier de construction du pavillon soviétique. À partir de ce qu’il y vit, il modifia son projet de manière à ce que la masse cubique du pavillon allemand brise visuellement la dynamique du pavillon soviétique et s’élance contre lui pour le dominer de toute sa hauteur. Là encore le décor sculpté fut intégré à la conception architecturale d’ensemble : le bâtiment fut couronné par Kurt Schmid-Ehmen d’un aigle portant la svastika et deux compositions du sculpteur vedette du Troisième Reich, Josef Thorak, furent dressées de chaque côté de l’entrée, « Camaraderie » et « la Famille ».
Les trois faisceaux lumineux du pavillon, tel un grand III en chiffres romains, ne faisaient pas seulement référence au Troisième Reich mais incarnait pour la première fois l’idée chère à Speer d’un Lichtdom, une cathédrale de lumière — un bâtiment fait de pure lumière, forme qu’il mènera à son accomplissement l’année suivante lors du Congrès du parti à Nuremberg. Le pavillon allemand de l’Exposition internationale, dédié à la lumière et au progrès, s’élevait dans la nuit, du crépuscule à l’aube, tel une construction désincarnée de clarté, éclipsant toutes les autres lumières de la « ville des lumières », non seulement celles du pavillon soviétique mais même celles de la tour Eiffel.
À côté des parallèles formels, il y a d’autres similitudes entre les deux pavillons. Avant tout, ils furent l’un et l’autre conçus par les principaux architectes et sculpteurs de leurs pays respectifs. Afin de mieux comprendre leur symbolisme, il est intéressant de voir qui étaient ces artistes et ce qu’ils avaient réalisé auparavant.
Boris Iofan (1891-1976) était une personnalité majeure de l’architecture stalinienne des années 30 et 40. Né dans une famille juive d’Odessa, il fit ses études à Saint Pétersbourg puis obtint son diplôme d’architecture à Rome en 1916. Il revint en Union soviétique en 1924, alors qu’il maîtrisait parfaitement le langage néoclassique qui allait devenir le fonds commun de l’architecture dans les États totalitaires — Italie, Allemagne et Union soviétique.
Les pavillons de l’Union Soviétique, de l’Allemagne et (au premier plan) de l’Italie à l’exposition universelle de 1937
Sa première œuvre majeure en Union soviétique fut l’immeuble officiel bâti en face du Kremlin et connu depuis le roman de Trifonov comme « la maison sur le quai », dernier bâtiment constructiviste et premier immeuble stalinien dont les habitants disparaissaient en chaîne jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Boris Iofan, jusqu’à sa mort. Sa célébrité cependant reposait en 1931 sur le concours pour le Palais des Soviets qui devait combler le vide laissé par la destruction de la cathédrale du Christ sauveur, à propos de laquelle nous avons écrit plus tôt, et qu’il avait remporté sur l’intervention de Staline lui-même. Un élément central de son projet, la statue de Lénine érigée au sommet du bâtiment comme sur un piédestal, avait tout particulièrement retenu l’attention de Staline et donné le ton des nouvelles tendances de l’architecture soviétique, tendances suivies par Iofan lui-même lors des expositions internationales de 1937 et 1939.
Vera Moukhina (1889-1953), la créatrice du groupe sculpté L’Ouvrier et la Kolkhozienne, sculpture devenue depuis emblématique d’une époque, est née dans une famille aisée de Riga et étudia d’abord à Moscou puis à Paris dans l’atelier d’Antoine Bourdelle, assistant de Rodin. Elle rentra en Russie peu de temps avant la Première guerre mondiale et se joignit bientôt aux partisans de Lénine. En 1919, elle réalisa la statue constructiviste « La flamme de la révolution » qui lui valut la faveur du Commissaire du Peuple à l’instruction publique, Lounatcharski, et de là de nombreuses commandes. Dans les années 30, elle devint l’un des sculpteurs phares de l’Union soviétique. En 1937, on l’accusa d’avoir donné aux contours du foulard qu’agite la Kolkhozienne les traits de Trotski — mais le chef suprême l’acquitta de cette charge. De fait, son succès fut tel que le groupe, conçu au départ pour la seule période de l’Exposition internationale, fut installé de manière permanente à Moscou et devint l’emblème bien connu de Mosfilm. Et lors de sa restauration en 2010, même le piédestal de Iofan fut reconstruit et surélevé.
Albert Speer (1905-1981) devint un nazi convaincu vers 1930, après avoir entendu les discours d’ Hitler et Goebbels. Après les travaux qu’il réalise pour Karl Hanke, responsable du parti pour la région de Berlin, il reçut des commandes de plus en plus importantes jusqu’à devenir en 1933 l’un des membres du cercle des intimes d’Hitler et son conseiller en matière architecturale. L’année suivante, après la mort de Paul Troost, il devint l’architecte en chef du parti. A ce titre, il réalisa le stade du Zeppelinfeld de Nuremberg, scène des grands rassemblements du parti — comme des films de propagande de Leni Riefenstahl —, en 1937 le pavillon allemand, puis l’année suivante la nouvelle chancellerie du Reich, le plus grand bâtiment qu’il ait achevé. Pendant ce temps, il travailla assidument avec Hitler à la transformation de Berlin en une gigantesque capitale qui se serait appelée « Germania ». Du fait de ses exceptionnelles qualités d’organisation, il fut nommé en 1942 ministre de l’Armement et de la Production de guerre. Condamné à Nuremberg à vingt ans de réclusion, il a été relâché en 1966 et ses mémoires constituent une source inestimable sur la période hitlérienne.
Josef Thorak (1889-1952) gagna sa célébrité par ses monuments colossaux aux morts de la Première guerre mondiale. Il devint en 1933 l’un des sculpteurs officiels du Troisième Reich avec Arno Breker, après avoir divorcé de son épouse juive qui, avec son fils, fut portée disparue après la guerre. Créateur de sculptures gigantesques, il conçut le décor sculpté du Stade Olympique ainsi que de la plupart des bâtiments construits par Albert Speer. Bon nombre de ses sculptures subsistent dans l’espace public berlinois. Déclaré innocent lors d’une procédure de dénazification, il a continué d’exposer jusqu’à sa mort en 1952.
Quoiqu’il en soit, la liste ne serait pas complète sans les noms de deux hommes qui se tinrent toujours derrière le processus de création, qui jusqu’à un certain point même y participèrent et dont les ambitions comme les oppositions sont exprimées par les deux bâtiments.
Staline et Hitler voyaient clairement tous deux combien l’architecture monumentale était devenue le plus important domaine artistique et le meilleur outil de propagande de leur temps. Tout d’eux avaient hérité d’une capitale aux allures provinciales qu’ils voulurent transformer en une métropole à la hauteur de la puissance de leur empire. L’Histoire n’a laissé que peu de temps à Hitler pour bâtir sa Germania et une grande part de ce qui avait été effectivement réalisé fut détruit par la guerre, mais il ne fut pas donné non plus à Staline d’achever sa nouvelle Moscou, délimitée par les « Huit sœurs » et le Palais des Soviets en son centre. Néanmoins, leurs idées et les réalisations de leurs architectes marquèrent pour une longue période l’architecture des deux pays et, plus tard, de toute l’Europe de l’Est. Nous avons déjà écrit à ce sujet et nous poursuivrons plus en détail, mais pour en avoir un premier tableau complet cela vaut la peine de regarder le film documentaire d’Ilya Bogdanov, Серп против свастики. Схватка гигантов (La faucille contre la svastika, la lutte des géants, 2012), qui en partant précisément de l’Exposition internationale de 1937 présente les efforts architecturaux des deux systèmes totalitaires au moyen d’archives visuelles d’une grande richesse.
Le Trocadéro, organisé autour des bâtiments de ces deux empires, accueillait également la plupart des pavillons des autres pays, essentiellement européens — et tel un sinistre présage, la Pologne et de l’Espagne étaient dans l’ombre immédiate du pavillon allemand, tandis que la Hongrie et la Roumanie étaient dans celle de l’Union soviétique. Sur l’autre rive de la Seine, une petite ville romantique rassemblait les différentes provinces françaises et une île au milieu du fleuve ceux des colonies françaises.
Une autre série d’images a récemment réapparu sur la toile en Russie, réalisée au sujet de l’Exposition internationale par les fils du grand photographe et inventeur du tournant du siècle Sergei Prokudin-Gorsky, Dmitry and Mikhail.
Ces pavillons, même s’ils utilisent un élément monumental quelconque de l’architecture moderne, tentent fondamentalement d’exprimer les caractères ethniques ou exotiques de leurs pays respectifs — comme Philip Walen le souligne dans son étude sur les pavillons des provinces françaises. Ils offrent l’image d’une Europe pacifique et ensommeillée, menant une vie provinciale dans l’ombre menaçante des tours jumelles. Les pavillons soviétiques et allemands se partagèrent le premier prix de l’Exposition et furent récompensés par plus de cinq cents autres grands prix, médailles et diplômes. La maquette du Palais des Soviets, exposée par Boris Iofan, reçut un grand prix spécial. Et lors de la cérémonie d’ouverture, le ministre français du développement exprima le souhait que la présence de l’Allemagne à l’Exposition renforce les relations entre les deux nations.
Seul un bâtiment différait des autres, le pavillon de l’Espagne, présenté lui aussi plus haut dans la vidéo. Face à l’entrée, une sculpture d’Alberto Sanchez ressemblant à un arbre brûlé. Sur la façade, une photographie et sa légende évoquant le million d’hommes en armes établis dans les tranchées. À l’intérieur, un décor minimaliste : juste une petite fontaine ronde d’Alexandre Calder, emplie de mercure, placée au milieu d’un patio espagnol dévasté en mémoire du siège d’Almadén et, au fond du patio, le Guernica de Picasso peint pour la circonstance. Entre les tours des deux empires, c’est le seul bâtiment à préfigurer ce qui, moins de deux ans plus tard, attend l’Europe.
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