Le voyageur cartographe


Longtemps, les érudits de l’étoile Sirius ont étudié la Terre. Parfois, de siècle en siècle, quand ils en ont eu les moyens, leur Académie a envoyé quelque voyageur visiter ce monde étrange et en rapporter de nouvelles connaissances. Cette fois, ils ne commirent qu’une erreur : déposer le voyageur dans une rue de Budapest sans lui avoir au préalable enseigné le hongrois.

Il erra plusieurs jours dans la ville, dormant dans les cours et les cages d’escaliers, écoutant les voix, déchiffrant les enseignes et les affiches, sans que rien ne vienne le libérer du mystère de la langue. Le voyageur était patient et par bien des aspects la ville était familière — bien qu’elle lui soit hermétique. Tout ressemblait à ce qu’on lui avait appris, tout lui rappelait son manuel d’architecture de 3ème année, les habitants comme les objets sortaient des livres qu’il avait étudiés, il avait reconnu les tramways et déniché le métro — mais il restait dans une étrange confusion : il lui manquait la clef pour pénétrer dans la ville.

Puis, un matin, il poussa la porte du petit musée de la pharmacie, dans une vieille maison tout en haut de Buda. Les deux dames qui bavardaient serrées l’une contre l’autre se séparèrent avec de petits cris de joie, l’une lui tendit son billet (il n’était pas dépourvu de monnaie, les érudits de Sirius avaient veillé à tout) tandis que l’autre lui glissait dans la main une liasse de fiches d’information en plusieurs langues, pleines de noms et de dates. Il ne s’embarrassa pas à les lire.

Il traversa rapidement la première pièce, étudia de plus près la seconde, reconnu la tête de momie dans la vitrine, admira l’étrange créature marine,  vérifia chaque bocal.


Et arriva devant le cabinet de l’alchimiste.


Il reconnut immédiatement la chauve-souris. Presque trois siècle plus tôt, un autre voyageur venu de Sirius jusqu’en France avait rapporté dans ses bagages cet étrange animal qui lui semblait si français, ni tout à fait ceci, ni vraiment cela. La chauve-souris s’était merveilleusement acclimatée sur Sirius et avait fait l’objet de nombreuses études savantes.



Il comprit enfin parfaitement où il se trouvait.

Le Cuer d’Amour espris, René d’Anjou, c. 1480 – 1485, Bnf.

De ce petit bazar de l’hermétique, il possédait la langue : ces messieurs de l’Académie, avec leurs hauts chapeaux pointus, là-bas sur Sirius, lui avaient enseigné (avec force ricanements) ces étranges croyances humaines. Comment à force de mêler les éléments, les alchimistes voulaient découvrir le secret de la vie — l’immortalité même. Notre voyageur de Sirius, du haut de toute la lassitude de ses milliers d’années, ne pouvait que sourire à une telle prétention.

Mattheus Platerus, c. 1470.

Mais il n’y avait plus à regretter d’ignorer le hongrois. Tous les codes d’un savoir ancien, alchimie et astronomie, s’ouvraient devant lui et il lui suffirait désormais d’en chercher les signes dans la ville.

Alchimistes et astronomes, astrologues et anatomistes, chacun dans sa recherche de la perfection du monde avait tracé des lignes, relié des espaces et dessiné le savoir qu’il construisait. Le mouvement du ciel reliait les éléments et les entrainait dans sa course, le feu, l’eau et l’air apparaissaient comme de petites planètes à égale distance de la Terre, le froid côtoyait le chaud et au centre, une griffe rouge figurait le mystère ultime.

Angleterre, c. 1080, St John’s College, Oxford.


Chroniques de Nuremberg, Anton Kroburger, 1493 (Bnf)

Dans ce savoir, Dieu créait le monde et les sphères se superposaient, les ciels se succédaient, les planètes veillaient. Notre voyageur, bien que venu de Sirius avec un tout autre bagage, aimait cette vision : et si son errance l’avait mené au chœur de la ville jusqu’à cette petite chauve-souris, c’était signe qu’il lui fallait repartir dans Budapest avec l’œil de l’alchimiste.

Il n’eut pas à chercher longtemps car les représentations du monde étaient sur tous les murs. Même les couleurs avaient à peine changé depuis les temps anciens— mais c’était une conception du monde inattendue.


Il s’étonna de l’apparente symétrie de ce système avant de noter les trous et l’interruption des lignes sur la droite. Plaça Dieu au centre, derrière les stries. Estima le système ante-copernicien, identifia la lune (une face visible et une face obscure) dans les deux cercles en bas à gauche et le soleil dans le trou noir central (mais pourquoi noir ?). S’interrogea sur le « 861 ».

Savoura ses progrès.

Il reprit sa course dans la ville et trouva immédiatement des immeubles pour donner raison à son intuition géométrique.


Il compara ses découvertes avec le tracé des lignes du tramway et y lut d’étranges déviations.


Se pouvait-il que la ville ait choisi la courbe de préférence à la ligne droite qui semblait gouverner sa pensée de l’espace ? Qu’à l’intérieur d’un système rigide et archaïque la ville ne soit que dissidence ? évitement ? fuite ? contournements ?


Après tout, ces immeubles en tours et en volutes étaient peut-être un manifeste en réaction au système de la ligne, une forme d’hérésie triomphante à la gloire de la courbe.


Et puis, partout, les architectes avaient disséminés des corps dans la pierre. Se pouvait-il que ce fût le dernier maillon de l’hérésie ? Une pensée de l’espace qui porte le corps en étendard ? Le corps comme matrice du monde ? Des étoiles aux corps, il n’y a qu’un pas à qui choisit de lire le ciel jusque dans la plus mystérieuse des créations.

L’Homme anatomique, ou Homme zodiacal, Frères de Limbourg, 1485-1486, f.14v., musée Condé, Chantilly

Une multitude de corps éparpillée sur les murs de la ville. Sans doute aussi quelque étrange culte funéraire avait fait de Budapest une immense nécropole.  Le voyageur qui, sur Sirius, vit sa quasi immortalité dans des cubes de verre lisse apprécie ce rappel constant à la mort, ces immeubles sarcophages qui s’effritent, ces corps mutilés ou héroïsés, ces chevaliers glorieux et ces robustes ouvriers, ces têtes coupées et ces masques.


Enfin notre voyageur, déambulant dans les rues de Budapest, put déchiffrer signe après signe et, peut-être, comprendre le hongrois.


Ici, on adore une chimère.


Là, on redouble les formules propitiatoires.


Et partout, ces feuilles collées puis déchirées, ces messages codés, ces étranges boites couvertes de chiffres, d’éclairs rouges, ces papiers timbrés punaisés, ces compteurs fixés aux tubes qui relient les espaces supérieurs aux profondeurs de la Terre.


Cette dernière feuille lui resta incompréhensible. Que pouvaient être ces lambeaux de papier à demi arrachés ? des prières ? des prières chiffrées ? Les dieux des habitants de Budapest seraient-ils mathématiciens ? chats ? chats et mathématiciens ?


Le voyageur pouvait enfin dessiner une carte mentale de la ville de Budapest. En hongrois. Toute en lignes, en signes, en planètes, en coordonnées, en rayonnement, en souffle de vie.


Et s’il avait pu fermer les yeux, s’il avait su rêver (mais on rêve très peu sur Sirius), avant de quitter les lieux pour visiter d’autres mondes encore, il aurait pu maintenant peupler la ville de nouveaux habitants, créés à son image.

Exposition « Amazonia », musée d’Ethnographie, Budapest

4 comentarios:

Effe dijo...

Vraiment magnifique, wonderful, bellissimo!
Compliments, Catherine, a really visionary and immaginative tale, a very talented voice. I enjoyed your story so much.

Studiolum dijo...

Les lecteurs hongrois adorent ce post. Voilà les commentaires arrivés jusqu’à maintenant:

viator:
Où bien les indices d’une Autre Ville, comme dans la Prague de Ajvaz (oh, combien de temps j’étais hanté par l’idée après avoir lu le livre!) D’ailleurs, le voyageur de Sirius (sans parler de l’Academie) peut être bien assisté par le vieil guide de Antal Szerb,même si il a été écrit pour les Martiens et présente une Budapest déjà disparue.

(Il est un plaisir particulier à lire telles posts. J’essaie toujours envisager Budapest d’une manière un peu différente, mais il réussit rarement. Je suis parfois incertain, si c’est vraiment possible pour quelqu’un d’ici.)

Balázs Rafael:

Catherine est impressionnante. Son ouverture et humour, émerveillement et honnêteté – et une infiniement profonde connaissance des personnes. Si j’aurais pu commencer l’exploration de Paris comme ça… Mais on doit être né pour cela.

aranyos fodorka:

Merci beaucoup pour ce post. Je l’ai lu avec beaucoup plaisir et joie.

László Nagy (en Facebook):

Mes amis savent que je suis un fan de Río Wang, mais je veux particulièrement attirer votre attention à ce post.

Catherine dijo...

Ah, les indices d'une autre ville… Il y a une merveilleuse nouvelle fantastique écrite dans les années 30 je crois, Le Manuscrit français, de Jean Ray — c'est la dernière partie de Une Ruelle ténébreuse — où le narrateur découvre dans la ville une rue qu'il est le seul à voir et à pouvoir visiter.
Je suis presque confuse de tous ces compliments, mais très heureuse que le post vous ait plu.

Kálmán Dániel dijo...

Catherine, it sounds interesting, merci beaucoup, I'll look after him! He reminds me a little of Gustav Meyrink, and, as I read on the internet, he bears a likeness to Poe and Lovecraft - which just makes him more interesting to me.

(I'm so sorry I can't reply in French, althought I read and understand French relatively OK, I don't write or speak it very well, sorry.)