Photographier ce qui nous reste invisible
Mais où sont les images des vrais fantômes ?
Ces esprits des morts égarés hors de leurs corps, ceux qui hantent châteaux et vieilles maisons, qui peuplent les récits qu’on se transmet de génération en génération et font la littérature, ceux qui lient les vivants aux morts, qui sont si proches de nous, à la fois craints et attendus ? Ceux qui nous habitent tant d’années après leur départ ?
Il y avait ces photos d’ombres — ombres blanches dans les rues de Paris, traces blanches sur la peau sombre d’étranges étrangers photographiés à Paris, à Lisbonne, à Gondar ou à Zanzibar. Dans les années 1850, ces ombres acquièrent une puissance soudaine quand on remarque la présence inexpliquée de silhouettes blanches sur divers clichés : plusieurs récits parlent alors de ces apparitions translucides de défunts au milieu des vivants dont William Mumler imaginera bientôt avec succès de faire le commerce. La technique photographique a ainsi rencontré la mode de l’occulte et du spiritisme et, parce que les possibilités de trucages les plus simples rencontraient le désir de voir l’invisible et de révéler les esprits, les fantômes qui accompagnaient les vivants, elle a produit d’étranges images : la plaque photographique est devenue elle-même médium, l’objet magique a peuplé le vide et révélé ce qui se dérobait aux profanes.
Certaines de ces photographies ont déjà été présentées ici. Elles ont souvent été réalisé au lendemain de guerres comme la Guerre civile américaine, la Guerre franco-prussienne de 1870 ou la Première guerre mondiale. Mais après cette première période, l’entreprise photographique est devenue plus expérimentale, au service de l’étude des phénomènes psychiques. C’est à ce dernier registre qu’appartiennent ces images spirites réalisées dans les années 1920 par la médium et photographe Ada E. Deane où, sur des plaques « magnétisées » avant la séance, apparaissent des anomalies, des taches blanches, le plus souvent non identifiables, mais révélant parfois le visage familier d’un défunt. Les photos spirites de William Hope utilisaient quant à elles le « tampon à spectres » (« ghost stamp ») pour marquer l’image de cercles lumineux blancs.
Il y eut également, dès les années 1870 et jusque dans l’entre-deux-guerres, ces images « produites » par l’esprit du médium, les « scotographies », sans pose ni lumière, par le seul effet du magnétisme du médium et de la concentration de sa pensée : plaque photographique emballée, pressée sur le visage du médium. Ainsi Madge Donohoe qui entrait ensuite en communication avec des « opérateurs invisibles » qui parfois agitaient le paquet sur son front. Ainsi cette image d’yeux qui nous regardent ou, plus mystérieux, cette « vue » de la montagne Pelée à la Martinique, quelques jours après l’éruption du 8 mai 1902, par évocation d’un des « esprits morts à St-Pierre ».
Mais il y a d’autres moyens de photographier l’invisible, l’immontrable, l’indescriptible. Si rapidement l’apparition des défunts en ombre blanche à l’arrière-plan a déçu les amateurs, la « matérialisation » des esprits sous forme de matières blanchâtres émises par le corps même du médium a égaré longtemps les observateurs — d’autant plus qu’elles apparaissaient en général dans l’obscurité d’une chambre, sur un corps parfois à demi masqué par un rideau et parfois nu. Ces matérialisations, les ectoplasmes, ont pu prendre la forme de longs filaments, d’autres se sont construits à nouveau autour du visage d’un esprit — visage d’un mort inconnu, inattendu, et non plus de ces proches que chacun cherchait à reconnaître. Sans doute l’étude de ces photos a-t-elle conforté les incrédules qui y ont reconnu images découpées et froissées, châles de dentelles ou vieilles pantoufles — sans que les clichés perdent pour autant de leur poésie ni, pour certaines, toute la puissance de leur obscénité.
Ce sont donc finalement les clichés qui montrent le médium dans la transe du contact avec les esprits qui nous font oublier tout trucage pour nous renvoyer à ce qu’il y a de plus fort dans toute histoire de fantôme : la rencontre.
Ces rencontres tiennent de la possession, le médium — désormais le plus souvent une femme — est plongé dans un état de transe, pousse des cris de douleur, est pris de convulsions et leurs spectateurs se prennent dans la projection des rêves du médium et ce qu’ils voient, quand ils se prêtent au jeu, relève de l’hallucination… La physionomie des médiums, leur voix, se transformaient au cours de la séance selon l’esprit qui s’exprimait par son corps. Les séances ont lieu dans l’obscurité et ce qui s’y passe n’est révélé aux regards par la photo qu’au prix d’un subterfuge, le flash au magnésium, puis la photo à infrarouge où seul l’appareil a pu saisir ce que les assistants ne pouvaient voir — mais qu’ils vivaient. L’expérience médiumnique se rend alors visible même pour les incrédules à qui il faut une image pour croire, quand les vrais croyants ont expérimenté dans la communion du groupe rassemblé l’impensable de la lévitation, du dédoublement ou de la descente des esprits sur les corps, quand dans l’obscurité de la pièce surchauffée, ils attendent la voix de mondes disparates et étrangers, de lointains sans limites et d’images fabuleuses.
Photographier ceux qui nous hantent
Pour moi, j’ai toujours habité une maison hantée — ou plutôt une maison dont une pièce est peuplée d’ombres.
Peu d’entre nous ont jamais pu dormir dans cette chambre, la « chambre du fond » ou « chambre bleue », même le chien refuse d’y entrer. Autrefois, j’ai pourtant voulu essayer — j’étais jeune alors. Je me suis couchée dans le grand lit aux draperies pour m’endormir aussitôt. Le tonnerre m’a réveillée, dehors il tombait des trombes d’eau — et dans cet instant d’éveil, j’ai entendu marcher sur l’oreiller. Oui, j’ai entendu des pas sur mon oreiller. Le temps de me redresser et d’allumer, je l’ai vue. Une gigantesque araignée noire qui traversait le lit. J’ai pris la fuite.
Dans cette chambre, il y a sur la cheminée un miroir piqué. Quand on s’y regarde, tout est légèrement déformé — soi-même comme les murs, les poutres du plafond, les meubles, la porte — et toute l’image est marquée de taches noires et jaunes.
Dans cette chambre, à droite de la cheminée, il y a un placard rempli de livres — rien que des livres de piété mangés aux vers, cachés derrière les boiseries bleues.
Un jour ou l’autre, chacun des occupants de cette maison a fait à son tour le même rêve : il ou elle ouvre la porte du placard aux livres et découvre une pièce secrète, cachée derrière les boiseries. Pour les uns, il y aurait un escalier et la pièce secrète serait à l’étage, avec des fenêtres qui surplombent le jardin. Pour les autres, la porte donnerait sur un couloir tortueux qui fouillerait les entrailles de la maison avant d’ouvrir une chambre à la place d’une autre chambre ou d’une autre ou d’une autre. Moi, je sais que la chambre secrète est alignée dans le prolongement de la « chambre bleue », qu’elle lui ressemble, et qu’elle est jaune. Qu’on y trouve au fond, à droite de la cheminée, un placard avec des livres de piété. Dans mon rêve, sur chacune des quatre chaises de la pièce était « assis » à m’attendre un vase chinois de porcelaine laiteuse, vêtu d’une robe de femme en soie jaune, ses manches vides croisées sur ses genoux.
Les ombres qui habitent la maison, chacun peut les entendre, il suffit d’être attentif et patient. De petits pas affairés à l’étage au-dessus de vous, le carreau descellé qui sonne quand un pied invisible le heurte, des craquements dans la boiserie et le bruit d’une course résonnant dans le plafond un hiver. Des objets déplacés, d’autres qui disparaissent — ou qui apparaissent : un petit œuf bleu pâle dans un nid à côté du téléphone, des plumes un peu partout, l’eau qui se répand sans fin d’une cuisinière à bois abandonnée, des pétales de rose sous les lits, des griffonnages sur l’annuaire, des crayons brisés dans un tiroir, une photo qui cligne de l’œil sur votre passage.
Les ombres qui habitent la maison, chacun peut essayer de les voir, mais il faut être très humble et patient. Se tenir silencieux. Ne pas lever les yeux quand on sent un courant d’air. Garder la main sur l’appareil photo, au cas où. Admettre que la photo soit floue.
Celle-là, je l’ai saisie il y une douzaine d’années, au petit matin. Le temps que j’enclenche le film pour une nouvelle photo, elle avait disparu.
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