2. Parce que les montagnes sont plus belles et sauvages et brisées et colorées et effrayantes qu’ailleurs.
3. Parce que l’écriture persane est ravissante.
4. Parce que des familles entières se déplacent en moto, sans casque, les enfants devant leur père et la mère derrière, son tchador noir gonflé comme une voile.
5. Parce que, de porte en porte, de boutique en boutique, de taxis en autobus, on y traverse d’autres univers musicaux où se mêlent la langue, les voix et les instruments sur un fil mélancolique.
6. Pour tous les visages, pour les corps, pour les voix, pour les regards, pour tous ceux qu’on rencontre, pour tous ceux qui vous parlent.
7. Parce qu’on peut raconter l’histoire d’Esther et de Mardochée à des Iraniens, assis sur les ruines de Pasargad.
8. Parce qu’il y a des eucalyptus partout, et des cyprès et des sycomores et des peupliers et des saules. Parce qu’entre deux chaînes de montagnes arides on trouve des rizières d’un vert vif.
9. Parce qu’on peut boire du xakeshir, c’est délicieux et parfumé à la rose mais on ne sait pas ce que sont les petites graines brunes qui y flottent.
10. Parce qu’on se souvient d’Eschyle, on se souvient du messager perse qui dit les lamentations de Xerxès, qui dit le trône du roi sur ce promontoire au-dessus de Salamine, on se souvient du spectre de Darius — et on s’arrête au pied de leurs tombeaux.
11. Parce qu’on y rencontre des chauffeurs de taxis qui écoutent de la poésie en conduisant et parce que même si on ne comprend pas le persan, le rythme, la sonorité, la musique de la langue vous bercent sur la route.
12. Pour les ânes chargés de sacs. Et pour les bêtes plus mécaniques mais tout aussi fatiguées et chargées des mêmes sacs.
13. Parce qu’il y a des mosquées même sur les aires d’autoroutes.
14. Parce que traverser une rue est toute une aventure, parce que les accidents de la route y sont plus spectaculaires qu’ailleurs, parce que la circulation y est terrifiante, parce qu’on y expose les carcasses de voitures aux péages des autoroutes.
15. Parce que les enfants y sont sages, qu’ils jouent en riant sur les pelouses dans la fraîcheur de la nuit tombée, que les aînés guident les plus petits dans les jardins et les bassins, que les parents leur parlent tout bas.
16. Parce qu’on y rencontre des gens improbables, ces zoroastriens qui tonnent contre l’Islam, ce jeune homme qui vous cite En attendant Godot au milieu du désert, et cette jeune fille aux orteils ornés de faux ongles rayés et multicolores, longs et pointus comme des griffes, le visage comme un masque hostile, qui vous raconte gestes à l’appui comment son frère a été pendu l’an passé.
17. Pour les hommes assis sur un tapis dans la rue, ou à l’ombre des platanes au bord de la route.
18. Parce que les rois mages sont venus de Perse.
19. Parce que la nuit dans le désert est pleine d’étoile et que la voie lactée y est plus laiteuse qu’ici.
20. Parce que survivre à la chaleur estivale est une expérience spirituelle qui en vaut une autre.
21. Parce que les mollahs sont aussi des pères de famille qu'on voit jouer avec leurs enfants dans les cours de mosquées.
22. Pour les troupeaux de moutons noirs qui paissent sur les chaumes jaunes au soleil. Pour la fatigue, pour la poussière.
23. Parce que parfois l’été le ciel devient noir et il pleut quelques gouttes. Vous restez assis dans la citadelle de Shiraz et vous attendez que la fraîcheur vienne.
24. Parce qu’il y a des miradors partout, et des canons de DCA, et des soldats poussiéreux et mal rasés qui s’ennuient dans leurs fortins, oubliés le long de la frontière avec le Nakhichevan (comme sont oubliés, mal rasés et poussiéreux, sans doute, les autres en face, de l’autre côté de l’Araxe).
25. Parce qu’on peut apprendre à déchiffrer un tapis, lire le ciel et les étoiles, lire les jardins et les palais, les arbres, les montagnes et les serpents, les coqs, les lions et les paons, les bassins et les poissons, voir le paradis dans son enceinte crénelée.
26. Parce que des journées entières se passent sans qu’on voie un seul chien et qu’on peut jouer à les compter pour rompre la monotonie du voyage.
27. Parce que les béliers, comme autrefois à Ur, se dressent toujours sur leurs pattes arrières pour manger les feuilles des arbres.
28. Parce qu’on s’embrouille sans fin dans cette monnaie aux multiples zéros, entre les prix en tomans et les billets en rials ornés de portraits d’ayatollahs — il me dit 10, les dix doigts écartés, j'imagine que ce sont 10.000 tomans, ce qui nous fait 100.000 rials, agite deux fois la main, non, nous sommes sans doute à 20, ou 30 peut-être, 300.000 rials alors ?
29. Parce qu’on vous a dit de ne surtout parler ni de politique ni de religion mais que chacun ne vous parle que de politique ou de religion.
30. Parce qu’à Shiraz, la mosquée du Régent ressemble à une forêt obscure.
31. Pour se perdre dans la foule des bazars — ou pour en arpenter les allées désertées. Pour les musiciens assoupis contre un mur. Pour les vieux qui poussent leurs chariots. Pour tous ceux qui travaillent aux tapis dans l’ombre d’une allée.
32. Parce que les voyageurs arpentent la Perse depuis des siècles et qu’il n’y a pas de raison d’arrêter.
33. Parce que Tabriz ou Soltanyeh n’ont pas beaucoup changé depuis 1673 et que Jean Chardin pourrait aujourd’hui dessiner à l’identique le mausolée d’Oljeitu, huitième khan ilkhanide, mort en 1316 — celui qui avait écrit au roi de France Philippe le Bel dix ans plus tôt pour lui proposer une alliance.
34. Parce qu’au détour d’une route, la courbure des montagnes, la couleur de la terre, les bouquets d’épineux, la longue robe sombre des brebis, le berger appuyé à son bâton, tout évoque Giotto autant que la Toscane.
35. Parce qu’on a voulu avant de partir se pencher sur tout ce qu’on a jamais eu le temps d’étudier : le zoroastrisme, les gnostiques, le messianisme, les néoplatoniciens, le chiisme, l’histoire mongole, les Seljukides, les Achéménides — et qu’une fois arrivés, ne comptent plus que le persan, le sens de l’orientation, les horaires de bus, la maîtrise du taarof, le langage des signes, la patience, la sagesse…
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